Sans moi : Pascale Navarro
Livres

Sans moi : Pascale Navarro

Il fallait voir Bernard Pivot, il y a quelques jours à son Bouillon de culture, désarmé devant la simplicité de Marie Desplechin. Il a sorti le lieu commun que tous ont à la bouche pour parler des livres écrits par des femmes: ah! cette écriture qui dit beaucoup avec les petites choses de la vie…

La narratrice de Sans moi est une jeune mère qui élève seule ses deux enfants, avec l’aide d’Olivia, une baby-sitter qui ferait frémir d’horreur n’importe quels parents. Mais bien qu’elle soit ex-droguée (enfin, ex…), prostituée à l’occasion, Dieu qu’elle s’occupe bien des petits: toujours à jouer avec eux, à les écouter, à les bichonner, à les entourer de son affection. Bref, tout ce qu’Olivia n’a pas eu dans son enfance violée, trahie, détruite. Et pourtant, quelques souvenirs scintillent dans ce long tunnel noir. A votre avis, quelle est la plus heureuse des deux héroïnes? Celle qui est du bon côté des choses, ou l’autre, qui vit sur la corde raide? La vérité, c’est que toutes deux ont le talent de l’amitié et de l’amour, mais qu’elles souffrent également de solitude, d’insécurité, de pauvreté aussi.

Sans moi conjugue sur le ton de la chronique la difficile survie d’une travailleuse d’aujourd’hui («autonome», d’accord, mais isolée) et celle de faire tenir ensemble tous les morceaux de sa vie. «Aussi longtemps que j’échappe au salariat, je ne suis pas mécontente. J’en ai tâté à mes débuts. Et ça me cuit toujours. Tant que j’en aurai la possibilité, je ne veux plus vendre ma vie. Ma vie est à moi. Je préfère vendre mon travail.» Olivia, elle, ne veut jamais que son amie la paie. Elle lui offre un toit (une chambre de bonne dans l’immeuble), le couvert, la chaleur d’un foyer, c’est déjà énorme.

Au fil de leur amitié qui se tisse lentement, la jeune maman découvre les noirs secrets d’Olivia et, du même coup, toute la misère du monde, ses criminels, ses abuseurs, ses barbares. Marie Desplechin fouille les zones obscures de ses personnages, leurs fantasmes, leurs peurs, leurs culpabilités, leurs doutes.

Avec une écriture imagée, ironique, aux accents poétiques mais sans fioritures, cette conteuse déjà auteure de livres pour enfants et d’un recueil de nouvelles grand public (Trop sensibles, 1995) signe un roman émouvant; elle n’en trempe pas moins sa plume dans l’acide pour critiquer un système social défaillant, et développer les thèmes qui angoissent des cohortes de gens sans travail, sans sécurité, sans lendemain, dont celui (aux conséquences incoupçonnées) de ne pas avoir de statut social.

Le style syncopé de Desplechin, la structure originale de son récit (entre autres, ses dialogues intégrés au texte sans les marques d’usage qui sont parfois l’occasion de commentaires insolents) sont pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise, qui a également charmé les membres du jury Goncourt, puisque l’auteure se retrouve sur les listes de l’automne. C’est fou comme les petites choses de la vie peuvent devenir grandes.

Sans moi
de Marie Desplechin
Éd. de L’Olivier, 1998, 254 p.