Rien et autres souvenirs : Au delà du réel
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Rien et autres souvenirs : Au delà du réel

Les écrivains qui sont en même temps professeurs de littérature donnent souvent, forcément, des romans «exigeants»: c’est le mot qu’on emploie, et quand on le dit, on ne pense pas du tout au travail des auteurs, ces schizophrènes sadiques, on pense au travail que leurs textes exigent du lecteur moyen qui s’aventure chez eux. Avancer dans le livre avec la constante sensation, la certitude même, que l’histoire de Jeremy et d’Elisabeth, pour prendre celle que raconte Anne Élaine Cliche, est encore plus mystifiante qu’elle n’en a l’air, et que le véritable sujet du texte est l’écriture, précisément, de l’histoire de Jeremy et d’Elisabeth; la genèse de cette création, avec tout ce que cela présuppose de mystère, de non-dit, de tragédie essentielle (puits sans fond pour les plus érudits qui peuvent alors gloser philosophie, mythologie, psychologie, religion), c’est une expérience de lecture fascinante, mais régulièrement menacée par l’incompréhension ou l’ennui. C’est repousser cette menace qui est exigeant.

Après La Pisseuse et La Sainte Famille, puis après deux essais consacrés à l’écriture, Anne Élaine Cliche nous donne ce nouveau roman de professeure, complexe et beau: Rien et autres souvenirs. Ce titre marque un changement de maison d’édition pour l’auteure, de Triptyque à XYZ éditeur: on ne le soulignerait pas si ce n’était que ce changement est récupéré, avec beaucoup d’humour, dans la seconde partie de son roman, alors qu’une écrivaine, Élisabeth-Anne Cadieu, est abandonnée par son éditeur excédé: «Je n’attends plus rien, je renonce; je vous envoie au diable, ailleurs; je ne suis pas le seul éditeur à Montréal. (.) vous vous égarez déjà suffisamment dans l’érudition sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. Apprenez l’hébreu si ça vous chante. Convertissez-vous. Devenez grand rabbin. Votre vie ne me regarde pas. Mais croyez-moi, l’érudition, ça ne fait pas de bons romans.» Qu’est-ce qu’Anne Élaine Cliche a emprunté, exactement, à la réalité; pourquoi et comment en a-t-elle fait matière à roman? Ce sont les interrogations du texte, posées en deux temps, multipliées à l’infini.

D’abord par Jeremy Shwall, le narrateur de la première partie (c’est la partie qui ressemble le plus à un roman traditionnel, intitulée La Mort de René Goupil). Juif montréalais de trente-deux ans, Jeremy vit sur un bateau amarré en ville, où il tente d’écrire l’histoire de son jeune frère Barnaby, qui s’est apparemment suicidé en sautant du pont Jacques-Cartier six ans auparavant, et dont on n’a jamais retrouvé le corps. Problème, donc: comment écrire à partir de rien? Une chance que le néant est infiniment sondable et qu’Anne Élaine Cliche a plus d’un tour narratif dans son sac. On n’a pas le temps de se demander comment Jeremy écrira son histoire, qu’elle s’écrit, finalement, tragicomique: une collection de scènes de famille qui culmine dans une révélation-choc. C’est alors que s’ouvre la seconde partie, où l’on apprend que l’auteur des précédentes lamentations de Jeremy est cette alter ego d’Anne Élaine Cliche, Elisabeth-Anne Cadieux, qui à son tour prend la narration.

Entre l’abandon de son éditeur, la mort de son thérapeute, et les foudres de sa sour qui l’accusera d’avoir plagié l’histoire d’un personnage réel (car ce Jeremy Shwall existe, dans le roman du roman) au profit de sa propre histoire à elle, Elisabeth-Anne raconte la genèse de son ouvre, et pleure (non sans un humour qui laisse penser qu’elle a dû être stand-up comic juive dans une vie précédente) l’«immense blanc de mémoire» qu’est son propre passé. Car elle se souvient de peu de choses, sinon des fréquents voyages qu’elle faisait avec sa mère de Val-d’Or à Montréal pour aller guérir son oil malade (ce n’est pas rien quand on s’appelle «quat’yeux»). Puis elle aussi, son histoire s’écrira malgré tout. Logorrhéique. Sauf quand il est question de son propre frère. Il est là, puis il n’est plus là. Elle n’en dit mot. Mais ce n’est peut-être rien.

Anne Élaine Cliche ne sera sans doute pas plus populaire avec ce troisième «roman familial», dont l’architecture est aussi sophistiquée, et même peut-être plus, que les précédents, et qui interpelle cette fois avec une inlassable passion la religion juive. Et ce sera dommage.

Rien et autres souvenirs
d’Anne Élaine Cliche
Éd. XYZ, 1998, 317 p.