Geneviève Brisac : Et les femmes, bordel!
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Geneviève Brisac : Et les femmes, bordel!

Fan de Flannery O’Connor, sur qui elle a déjà publié un livre, et d’Alice Munro, pour l’ironie, GENEVIÈVE BRISAC nous présente son huitième ouvrage. Une troisième aventure pour la petite Nouk, Voir les jardins de Babylone.

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C’est la deuxième fois que je rencontre Geneviève Brisac, et elle a toujours l’air aussi affairée, à bout de souffle, coincée par le temps. C’est que l’auteure mène plusieurs métiers de front: elle est également éditrice (anciennement chez Gallimard, aujourd’hui à l’École des loisirs) et journaliste. Brisac a aussi une grande fille qui viendra nous interrompre en plein entretien: «S’il te plaît, va m’attendre dehors, je n’aime pas parler de moi devant toi…» dit-elle gentiment.

Comme Nouk, héroïne de son nouveau roman au titre énigmatique, Voir les jardins de Babylone, Brisac revendique le droit à la pudeur, ce qui fait défaut à bien des écrivains-vedettes qui étalent leur vie privée, convaincus que ça intéresse tout le monde. Erreur. Une vie privée n’est pas originale, et ne comble pas tous les appétits voyeurs…

La vraie vie?
En parlant de sexualité féminine dans ce roman tout chaud, Geneviève Brisac, qui a déjà présenté Nouk à ses lecteurs dans Les Filles et dans Petite, savait bien qu’on l’attendrait au détour. «Je comprends que les lecteurs ou les journalistes veuillent savoir si ce que j’écris est vraiment autobiographique, lance-t-elle, l’oil noir. Mais ce n’est pas mon affaire! Le biographe de Fitzgerald disait à quel point le public avait littéralement "inventé" la vie de l’écrivain parce qu’on associait tout ce qu’on lisait de lui à sa vie. Mais enfin, quel intérêt cela peut-il avoir? Pour Duras, que j’adore, que j’ai beaucoup lue et dont je me sens proche de la démarche littéraire, c’est exactement la même chose: savoir en quoi telle phrase de son roman permet de découvrir si oui ou non elle a couché avec tel homme en 1933, je crois que ça tient du fétichisme!»

Peut-être ce personnage de Nouk, qui ne quitte plus l’auteure, y est-il pour quelque chose. «À vrai dire, je n’avais pas particulièrement l’idée d’écrire avec Nouk, confie Brisac. C’est un personnage auquel je me suis habituée mais j’aurais pu en prendre un autre. C’est un peu comme Léaud pour Truffaut: un personnage-miroir le long du chemin, qui n’est pas vraiment un double, mais plutôt un personnage romanesque qui aurait pris une certaine consistance, et que j’aime.»

Si on lui parle d’autofiction ou encore d’autobiographie, Brisac nie tout. «Je ne suis pas contre… mais non, ce n’est pas ça. Je ne me pose pas tellement de questions sur tout ça et sur le plan littéraire, ça ne marche pas: je peux choisir d’écrire à travers la vision d’un homme de 70 ans, et personne ne se posera la question à savoir si c’est autobiographique pourtant, ça pourrait très bien l’être. Tout ça demande le même travail de création. Mais je vous concède que Nouk permet de susciter un certain nombre de réflexions qui me touchent.»

Le féminin éternel
Parmi les sujets de prédilection de Brisac, le thème du «féminin» traverse toute son ouvre. Que ce soit dans Les Filles (1987), dans Petite, mais également dans Week-end de chasse à la mère (1996) qui lui valut le prix Fémina, la vie des femmes (mais des hommes aussi, attention!) intéresse l’écrivain, sous toutes ses dimensions. Avec Voir les jardins de Babylone, la romancière aborde un sujet «tabou»… qui l’est de moins en moins, faisant les beaux jours de la presse en général. «Ce n’est pas un tabou, c’est même le contraire. La sexualité féminine est devenue un enjeu commercial assez central en ce moment. En France, les romans n’y ont pas échappé: dès qu’une femme parle de cul, on se dit: "Ah! c’est génial!" Il y a une espèce de glissement côté marketing qui me paraît assez louche.»
Bien que l’héroïne de Brisac participe à une enquête sur la sexualité, il y a tout de même peu de chair dans le roman. «Je n’ai pas voulu jouer ce jeu, et ça s’est même retourné contre moi; des gens m’ont dit: "Vous vous fichez de ma gueule ou quoi? Vous dites parler de sexualité féminine, et il n’y en a pas beaucoup!" On m’a aussi dit: "Mais alors? Il est pas bandant votre livre…"» *Geneviève Brisac sort les griffes quand on lui dit quoi faire et comment le faire. «Je suis désolée, je n’écris pas des livres pour ça. Ce n’est pas du puritanisme: je suis "sujet" de ce que je fais, de ce que je dis, et si j’ai envie de raconter les émois d’une jeune fille amoureuse, ils sont comme ils sont, et je n’ai pas à répondre à une demande précise.»

Fausse identité
En fait, ce que reproche Brisac au milieu littéraire et aux lecteurs en particulier, c’est de ghettoïser tout ce qui n’est pas commun et… viril. «Quand j’ai écrit Week=end de chasse à la mère, j’ai vraiment eu des réactions incroyables. On a dit: "Lisez ce livre qui raconte l’histoire d’une femme seule avec un petit garçon". Quoi? Les autres, qui n’ont pas d’enfants, ne peuvent pas le lire? Je ne représente aucune couche sociale, je ne suis pas un symbole.»

Et elle a eu des réactions condescendantes, du genre: «Moi, les histoires de mère…» «Je les lis, les romans de Cormarc McCarthy, et ses histoires de chasse, objecte Brisac. Je peux lire Bret Easton Ellis sans problème: je ne pense pas que la littérature soit intéressante seulement s’il y a de la drogue et de l’alcool. Pour moi, il n’y a aucune différence sur le plan humain entre l’alcool, l’école maternelle, le marché, la boîte de nuit, la prostitution ou autre; je n’ai aucune échelle de valeurs, tout ça fait partie de la vie. Donc, ça me débecte quand j’entends des mecs dire que tout ça c’est des histoires de bonne femme.»

Serait-ce que, du point de vue de l’imaginaire, le féminin soit plus difficile à s’imposer en littérature? «Je crois qu’il y a surtout une résistance, et une paresse. On se contente de clichés. J’ai rencontré des jeunes hommes qui me disaient: "Moi j’aime les romans qui mettent en scène la violence urbaine parce que je me reconnais." J’avais envie de leur dire qu’ils peuvent aussi se reconnaître dans des choses qui ne sont pas tout à fait comme eux: moi je lis les mémoires d’un rocker et je me reconnais très bien. Et les femmes, depuis qu’elles lisent, s’identifient à des chevaliers, à des généraux, à des héros masculins. La difficulté des hommes à s’identifier à des rôles féminins est vraiment étonnante.»

Voir les jardins de Babylone

Nouk a vingt-cinq ans, un bébé et un amoureux, Berg. Ja jeune femme a été sélectionnée pour participer à une vaste enquête, très sérieuse, sur la sexualité féminine. Un peu obligée de dire oui, elle se prête au jeu. Surprise: l’amour et la sexualtié, c’est aussi les sentiments, les émotions, la psychologie. Tout est relié, dirait la déesse de la sagesse. Dans ce roman le thème premier est surtout pétexte à la rencontre de Nouk avec elle-même, moment précieux entre tous dans la vie d’un être humain. Qui suis-je? Quel genre de vie suis-je en train de mener? Répondant aux questions du médecin, Hazelle Gallant et à son assistante Thétis, Nouk revit ses amours passées, de son enfance jusqu’à la rencontre avec le père de son enfant, en mai 68. Il se trame à tavers ce récit personnel une fine critique sociale, tout en petites touches, mais cinglante. Gorgé de références littéraires, d’humour, d’instants de vie quotidienne, de réflexions profondes, Voir les jardins de Babylone démontre que la vie des femmes, surtout quand elles sont mères, est tout sauf une bagatelle. Éd. de l’Olivier, 1999, 204 p.