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Retour à Cayro : Dorothy Allison

Délaissant le joyeux foutoir des années 70, une jeune femme retourne se confronter à ses origines en marge du grand rêve américain. Galerie de personnages excessifs dans la grande tradition du Sud.

Los Angeles, les années soixante-dix, une Amérique plus tout à fait hippie, encore raciste, pétrie de religion, coincée entre le rock et la dance music. Une femme, Delia Byrd, vient de perdre son deuxième mari, Randall, un chanteur de rock assez célèbre pour que tous les journaux parlent de son enterrement. Randall, qui passait sa vie à boire et à se droguer, qui avait failli les tuer, elle et sa fille Cissy, en conduisant comme un fou, a péri dans un accident de moto. C’était l’homme qu’elle avait aimé. Celui aux côtés de qui elle avait chanté, de sa voix d’écorchée, connaissant elle aussi son heure de gloire. Celui avec qui elle avait eu Cissy, sa petite fille qu’ils trimballaient dans le car du groupe, heureux et ivres du matin au soir. Avec Randall, dix ans plus tôt, Delia avait quitté Cayro, sa ville natale de la Géorgie, laissant derrière elle un mari violent, dangereux, constamment furieux, mais aussi ses deux petites filles bien-aimées. Un geste irréparable, impardonnable. C’est pour ça que Delia boit. Pour supporter la douleur, pour que tout s’estompe dans des brumes dorées.

Or «la mort change tout». Le jour de l’enterrement de Randall, Delia décide de vendre ses maigres possessions, et de traverser l’Amérique dans sa voiture, avec une Cissy furieuse, blessée, récalcitrante. Elle retournera à Cayro. Coûte que coûte. Elle ira retrouver ses deux enfants abandonnées, et reconstituer sa famille. Or, à Cayro, on n’est pas prêt à accueillir cette infâme pécheresse, cette mère indigne, celle qui a commis l’inadmissible
faute d’abandonner ses enfants.

Quand commence Retour à Cayro, le deuxième roman de l’Américaine Dorothy Allison, quand, une fois rendue dans sa ville natale, après un voyage fou, épuisant, dément, Delia se heurte à la haine générale, y compris celle de sa fille, les choses vont si mal, il y a une telle tension dans l’air, un tel noud de douleur, un tel cercle d’animosité autour d’elle, que le besoin d’un dénouement, non pas heureux, mais le moindrement apaisant, devient pour nous, pauvres lecteurs, impérieux. On ne lâchera pas ce livre avant de savoir comment elle va s’en sortir. Tout le monde, du grand-père qui a élevé Delia à son ex-belle-mère qui, elle, a élevé ses deux petites filles, en passant par la serveuse du restaurant, les anciens voisins, le pasteur, tout le monde, même sa fille Cissy, lui jette des regards furieux et méprisants. Mais dans toute cette haine, une femme lui tendra la main, une ancienne amie, un ange gardien. Une femme qui connaît Delia du fond du cour, qui sait qu’elle n’a jamais cessé d’aimer ses filles, et qui l’aidera à les retrouver.

Entre la première et la dernière page de Retour à Cayro, on aura croisé des personnages de femmes inoubliables. Des femmes fortes, courageuses, admirables, même si elles sont loin d’être parfaites – elles fument à la chaîne, elles boivent trop, elles se disputent sans arrêt. Elles vivent l’opposé du rêve américain, et n’ont d’autre choix que de tirer le meilleur
parti de leur pauvre vie. Elles ont des destins durs, semés de difficultés apparemment incontournables, mais elles trouvent toutes, chacune à leur façon, leur passion, leur chemin, leur force.

Traduit par une femme, Michèle Valancia, qui n’a apparemment jamais mangé de Doritos («Cissy lécha la poudre à l’orange d’un Dorito et mordit un coin du triangle après l’autre avant de manger le cour») mais qui a quand même fait un travail honnête, Retour à Cayro nous fait découvrir une auteure de premier ordre, au souffle puissant. Une Russell Banks du Sud, qui réussit, comme l’auteur d’Affliction, à éclairer la misère humaine de telle façon qu’elle en devient belle.

Retour à Cayro
de Dorothy Alison
Éd. Belfond,
1999, 446 pages