Man CrazyJoyce Carol Oates : La vie est belle?
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Man CrazyJoyce Carol Oates : La vie est belle?

JOYCE CAROL OATES est connue pour ses romans poignants, magnifiquement écrits. Man Crazy, un livre difficile mais éloquent, ne fait pas exception.

Joyce Carol Oates figure parmi les écrivains américains les plus prolifiques et les plus intéressants des vingt dernières années. Cette femme née dans un milieu pauvre, dans l’État de New York, a vu sa vie changer lorsqu’elle a découvert l’écriture, ce dont elle témoignait dans une biographie qui lui est consacrée, Invisible Writer (de Greg Johnson).
L’auteure a publié une quarantaine de romans (une vingtaine sont traduits en français), et de nouvelles, et six de ces livres ont été adaptés au cinéma.

JCO mène une carrière d’écrivain mais aussi de prof, puisqu’elle enseigne, à la Princeton University depuis 1978, le creative writing. Elle dirige et publie également, avec son mari, une revue littéraire, la Ontario Review.

Parallèlement à ses romans de suspense, qu’elle publie sous le pseudonyme de Rosamond Smith, JCO a bâti une ouvre très forte (les Bellefleur, Jardin des délices, Solstice, Amours profanes, Corky, etc.), où se côtoient les chroniques familiales, les portraits de société, des romans et nouvelles dans lesquels sont racontées, souvent avant-plan, des vies de femmes.

C’est à cette branche qu’appartient ce dernier roman paru en français et dont les éditeurs ont gardé le titre original, Man Crazy. Oates y raconte l’histoire d’Ingrid, que l’on découvre au début du récit petite fille, blondinette sauvage amoureuse de son père. Vétéran du Viêt Nam, il en a gardé, comme tous les soldats, des marques indélébiles, et continue, comme l’Amérique où il survit, à entretenir ce culte de la violence qui résonne si fort aujourd’hui.
Dans les montagnes de Chatauqua, à l’été 72, dans l’état de New York, Ingrid, cinq ans, s’envole avec sa jeune mère, Chloe, à bord d’un petit avion piloté par un ami de son père, Brownlee. Que fuient-elles? Arrivées à destination, elles trouvent refuge dans une cabane miteuse, où rôdent des fantômes de petites filles qui seront les amies d’Ingrid. Pendant que celle-ci essaie de savoir où se cache son père, de percer le mystère qui entoure cette figure chérie, des gens rentrent et sortent, boivent, s’insultent, les portes claquent. «Brownlee a frappé la joue de Maude de sa main ouverte, elle a hurlé en renversant du café brûlant, et maman a hurlé, et moi j’étais déjà en train de courir, hors de la cuisine et vers la porte de derrière dont le grillage était rouillé et déchiré et en oubliant que j’étais pieds nus j’ai couru dans les grandes herbes autour de la maison, je ne pleurais pas parce que ce n’était pas moi qu’il avait frappée, mais j’avais peur, j’ai rampé sous la véranda près de l’endroit où j’avais vu les petites filles et des geais hurlaient après moi (…).»

Dans ce récit à la première personne, Ingrid raconte par épisodes la violence du père, lui qui aime sa femme et sa fille aussi fort qu’il hait le monde («Que faut-il que je fasse pour prouver combien je vous aime? Nous flinguer tous?»), et que la police recherche.
Mais c’est cet homme, père qui n’aura jamais réellement existé, qu’Ingrid cherchera tout au long de son adolescence. On la suit à travers cette période où l’autodestruction sera sa seule parole, elle qui ne s’aime pas, qui se mutile, se drogue, et qui veut mourir. Courant après l’approbation des garçons à l’école, et toujours les plus durs, elle grandit humiliée, en silence, et finira par tomber sur un monstre.

JCO a construit ce roman en mettant bout à bout de courts récits (dont certains ont paru dans des revues littéraires à partir de 1995); c’est dans Man Crazy que son héroïne rencontre Enoch Skaggs, chef de bande et gourou d’une meute de motards dont la passion, à part leurs engins et le sexe, est la mort. Squattant dans un domaine abandonné, le groupe de Hell’s se livre aux pires barbaries et piégera plusieurs filles qui se retrouveront enceintes du gourou. «Enoch Skaggs m’a appelée la Chienne. À cause de mes yeux marron-chien, marron-mouillé, si quémandeurs. Si pleins d’espoir. À cause de ma façon de trembler quand on me touchait. À cause de l’amour qui montait en moi ne demandant qu’à se déverser. Tout mon passé devait être effacé disait Enoch. Tous mes liens, mes souvenirs.»

Heureusement pour Ingrid, un de ses souvenirs, celui de sa mère, ne disparaîtra jamais et sera même la source de sa libération. Ces portraits de femmes et d’hommes meurtris, cette voix haletante d’une si jeune survivante, l’écriture simple et sensible de l’auteure font de ce roman une histoire forte et émouvante. Un moment dur à passer mais qui nous remplit d’admiration pour ces gens que le destin maltraite.

Man Crazy, de Joyce Carol Oates
traduit de l’américain par Claude Seban
Éd. Stock, 1999, 329 p.