Werner Lambersy : Les nourritures terrestres
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Werner Lambersy : Les nourritures terrestres

Le poète belge WERNER LAMBERSY était récemment de passage à Québec, où son plus récent recueil vient de paraître (éditions Le Loup de Gouttière). Entretien avec un homme dont les mots prennent la mesure de la vie et du monde.

Écouter Werner Lambersy parler de poésie, c’est l’écouter parler de bien d’autres choses aussi. Le poète, féru d’histoire, de cosmologie, de théologie et de mathématiques, fait de la poésie le lieu où s’accordent les divers éléments de l’univers. D’un bol comme image du monde, ouvre minimaliste, dense, d’une cohérence rare, s’articule autour d’un bol symbolique dont les formes abreuvent, nourrissent, épousent le corps; un bol qui évoque aussi le cercle de l’éternel recommencement.

Depuis 1967, Lambersy a publié une trentaine de livres, dont Le Cercle inquiet, paru en 1973 et avec lequel son nouveau recueil entretient un lien étroit. L’auteur situe le récent livre dans le prolongement de ce recueil plus lointain, qui traçait une esquisse de cercle, sans l’achever, le laissant ouvert, un peu comme un point d’interrogation: «Je m’aperçois qu’avec le bol, j’ai fermé le cercle. Ce dernier livre est infiniment plus serein que celui que j’ai écrit il y a trente ans. Un livre qui continue à poser les mêmes questions, peut-être, mais dont les réponses, de toute manière, sont sans intérêt; ce qui m’intéresse, ce n’est pas de donner des réponses, mais de voir la question évoluer.»

La ligne du cercle fait le lien, englobe, circonscrit l’invisible sans pour autant le révéler, lance des ponts entre nous et nous-mêmes, puis entre nous et le cosmos: «Il y a une mémoire qui reste en nous depuis le début, et cette mémoire est à la fois personnelle et collective. Je m’aperçois que, depuis trente-cinq ans, je ne travaille à peu près que là-dessus: établir une équation entre ce qui est très grand et très petit _ ce que font tous les scientifiques, mais aussi tous les poètes, ramener leur petite vie personnelle, insignifiante et sans intérêt pour les autres, à quelque chose de transcendantal, qui devient le creux où tout le monde peut se couler.»

Des chiffres et des lettres
La poésie de Lambersy est faite d’équations non résolues, de soifs inassouvies. Mais l’inachevé a sa raison d’être, parce que l’équilibre global dépend aussi des tensions créées pour atteindre de nouveaux équilibres. Même vide, le bol contient déjà: «C’est d’être comblé qu’il tient sa raison d’être / Peut-être aussi de son attente insatisfaite / Que la faim et la soif demeurent dans la demande / C’est sa part dans le silence des objets.» Toute la mouvance du vivant est là, dans ces corps qui tendent à l’équilibre, cette énergie vitale transvasée d’un réceptacle à un autre.

Le recueil est ponctué des ouvres de son ami Gabriel Lalonde: formes translucides aux couleurs contrastées, très belles, dont Lambersy dit qu’elles participent de près à la thématique développée. En couverture, on trouve d’ailleurs une illustration stylisée d’un bol dont l’auteur s’est inspiré (ce qui est presque miraculeux, selon lui, puisque Lalonde n’avait jamais vu la pièce en question), bol chinois du XIIe siècle rejeté, à l’époque, par un potier insatisfait de son travail: «Ce bol que nous trouvons superbe est en fait un bol raté. C’est aussi la parabole du monde, qui semble bien être raté, mais qui est également une chose très belle.»

Le musée imaginaire
Pourquoi cette métaphore née du rapprochement sémantique d’un bol et du monde? Pourquoi la démarche poétique, en somme? «J’essaie de rétablir une fonction symbolique pour inventer un nouvel imaginaire, qui nous manque dramatiquement. Nous n’avons pas l’imaginaire correspondant aux choses que nous avons créées. C’est le travail de l’artiste de faire de la réalité du réel, de mettre le monde au monde, en quelque sorte.»

Il s’agit de dire les liens, les réseaux complexes qui nous unissent à l’univers. «Il y a une notion qui m’intéresse beaucoup, celle du tiers secrètement inclus. Les scientifiques en ont parlé, les poètes aussi _ il est d’ailleurs assez remarquable qu’à l’heure actuelle, poètes et scientifiques tiennent à peu près le même langage. Dans la théorie des quanta, par exemple, dès que nous observons quelque chose, nous changeons cette chose en l’observant et nous en sommes changés. Il y a donc nous-mêmes, cette chose et, en plus, ce qui se passe entre les deux: c’est le tiers secrètement inclus. Nous n’avons jamais d’état final, ou de certitude.» Le schéma s’applique bien, il est vrai, au poème, dont la beauté ou la pertinence ne réside pas seulement dans les comparaisons entre les éléments réunis, mais surtout dans la relation qui existe entre eux.

Les vers de Werner Lambersy sont toujours simples, épurés jusqu’à l’essentiel. Ne vous y trompez pas; les mots, ici, contiennent beaucoup, comme autant de bols remplis d’eau, de riz, de vie ou de quelque autre mystère de l’univers. D’un bol comme image du monde est une très vaste expérience poétique.

D’un bol comme image du monde,
de Werner Lambersy
Le Loup de Gouttière
1999, 64 pages