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Le pays où l’on revient toujours : Le passé recomposé

Des petites filles suivent leur maman sur le chemin du retour à la maison de son enfance; une jeune femme retrouve après un long voyage sa vieille tante, seul parent qu’il lui reste au monde; un jeune couple revient à la campagne, dans une maison hantée par les souvenirs de Sarah-Jane: les onze nouvelles du recueil de Kirsty Gunn exploitent toutes ce thème du retour, du souvenir. Le pays où l’on revient toujours, c’est donc à la fois un lieu mental et physique, presque un mouvement vers soi, ses propres rêves, ses obsessions.

C’est le cas de la narratrice de Visiteuse qui raconte son retour chez Tante Eila. «Une piqûre qui se change en déchirure, voilà comment ça commence. Les souvenirs qui remontent. Tout le processus qui se remet en branle. En descendant de l’avion, l’air qui vous aspire et qui vous enveloppe: peut-on jamais éviter le retour au pays natal?»

Mais ce «pays natal» n’est pas toujours vrai, chez Gunn. «Peut-être que ces événements ne se sont jamais produits, que vous n’avez jamais fait ça, que ce n’est pas réel.» C’est que ce retour en arrière, avec les années qui ont passé, n’a plus la même signification, et fait surgir des vengeances, des rancours, des haines.

Dans Un retour difficile II, une maman impose à ses deux fillettes et à son bébé une promenade qui perturbe l’équilibre des petites, leur tranquilité, leur insouciance. «La drôle de maison vide où elles vivaient à présent, où leur mère avait vécu quand elle était petite fille, c’était là qu’elles devaient habiter.» Intriguées, les enfants se réfugient dans leur monde: leur imagination. «À leurs pieds, près du canapé, elles constituaient deux piles de livres, une pile de livres lus, et une de non lus, et elles les échangeaient quand elles avaient fini. C’était ce qui était prévu. Seulement penser à lire. Seulement penser à arriver au bout de chaque histoire.»

Toutes les nouvelles ou presque mettent en scène des enfants ou de jeunes adultes qui vivent dans le plus profond silence des situations conflictuelles. Leur imagination devient alors un refuge, retrait volontaire à travers lequel les enfants manifestent aussi leur désir d’épargner des parents fragiles et trop sensibles. Comme dans Pluie, le premier roman de Gunn, les jeunes survivent, pendant que les adultes revivent leurs paradis perdus, noyés dans leurs souvenirs.

Comme dans Pluie encore, la romancière explore le thème de la nature avec subtilité et finesse. Plantant plusieurs de ses récits en Nouvelle-Zélande, son pays natal, l’Écossaise d’origine dépeint une nature sauvage, luxuriante, sombre, incarnant tour à tour une libération et un danger. «Carolina était hantée par la pensée du froid humide de la brousse et de l’énorme bête qui y était embusquée, ravageant ses arbres, ses plantes et ses ravins boueux, elle se représentait l’échine trempée de l’animal, les volutes de son haleine.» Alors que rôde un sanglier autour de la maison familiale, la maman de deux petits garçons doit les mettre à l’abri de cette vie grouillante et terrifiante.

Dans la nouvelle éponyme, la jeune narratrice évoque les différences entre la ville et la campagne. «En ville, dans la maison de nos parents, la lumière était tellement différente, une lumière blanche. Chez notre grand-mère, le soleil pénétrait lentement dans la chambre: après s’être insinué à travers des rideaux aussi minces que des nuages, il allait caresser les fleurs décolorées qui agrémentaient nos murs. Il nous réveillait doucement. (…) En ville, ça ne pouvait pas être la même chose. Nos parents avaient construit une maison en pierre et en acier (..).» Dans cet univers froid et métallique, la petite sour fragile et malade de la jeune narratrice vivra malheurs et solitude, pendant que sa grand-mère, tolérante, affectueuse, compréhensive, passe l’éponge sur sa folie. «Qu’est-ce qui la faisait se tourmenter à ce point, quand pour ma grand-mère ma sour n’était qu’une joie, un cadeau que nous pouvions garder quelque temps pour nous un occuper (…)?»

Kirsty Gunn, âgée de 38 ans, déjoue les mécanismes de la mémoire à tel point que le passé n’est plus nostalgie, mais un théâtre où se joue le présent des personnages. Un petit tour de passe-passe qui démontre une vraie maîtrise de l’écriture. Éd. Christian Bourgois, 1999, 231 p.