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Aki Shimazaki : Tsubaki

On n’écrit plus de lettres, l’art épistolaire a presque entièrement disparu de nos vies. Une lettre manuscrite prend dès lors un aspect mystérieux, voire menaçant, cette forme de communication étant devenue une sorte de dernier recours, un moyen d’ultime confidence. Voilà en tout cas qui inspire les romanciers, plus précisément les romancières. Après Anne Wiazemski et Une poignée de gens, Tecia Werbowski et Hôtel Polski, la Japonaise d’origine
Aki Shimazaki, qui vit à présent à Montréal, fait d’une lettre le point de départ de son premier roman, Tsubaki. Une femme, au moment de mourir, y révèle le terrible secret qui a marqué toute sa vie. Parricide sur fond de bombe atomique.

Qu’y a-t-il comme souvenir plus lourd que celui d’avoir vu la guerre, et précisément les effets du largage d’une bombe atomique sur la ville de Nagasaki? La mère de la narratrice y était, et la fille précise que sa mère, Yokiko, a toujours refusé d’en parler. Parce que ce jour-là, le père de Yokiko est mort. Seul son petit-fils, avec ses questions insistantes, réussira à susciter quelques confidences étonnantes. Ainsi, sa grand-mère ne condamne pas les Américains pour les atrocités auxquelles elle a assisté. Son jugement sur la guerre est extrêmement nuancé. «Je te rappelle que les Japonais ont massacré plus de trois cent mille personnes avant d’occuper Nankin, en Chine. Ils ont tué non seulement des soldats et leurs prisonniers, mais aussi des gens ordinaires, des civils sans armes. Ils ont violé des femmes et les ont toutes tuées par la suite. Même de jeunes enfants de sept et huit ans ont été leurs victimes», raconte Yokiko à son petit-fils, pour lui expliquer qu’il était sans doute préférable que le Japon perde la guerre. Mais, au-delà, la vieille femme confie: «Il y a des cruautés qu’on n’oublie jamais. Pour moi, ce n’est pas la guerre ni la bombe atomique.»

Dans la lettre qu’elle lui a laissées, en mourant, accompagnée d’une autre lettre adressée à son oncle Yukio, le frère de Yukiko, dont elle n’avait jusque-là jamais entendu parler, la narratrice va apprendre la vérité et l’étendue, la complexité du drame vécu par sa mère. «Ce n’est pas la bombe atomique qui a tué ton père. C’est moi qui l’ai tué. C’est une coïncidence que la bombe atomique soit tombée le jour de sa mort.» Aveu non coupable: le destin de Yukiko était d’agir ainsi.

Sans en dévoiler davantage, je dirai que le récit bien ficelé de Tsubaki a la force et la richesse d’une tragédie d’aujourd’hui. L’efficacité de la narration, menée sans effets de style par Aki Shimazaki, est troublante. Il y a là un ton quasi clinique, dénué de sentimentalité, une sécheresse qui convient totalement à ce qui est en jeu ici: les conséquences des mensonges d’un père ayant hypothéqué toute la vie des siens pour protéger sa relation avec une ancienne maîtresse. En entremêlant la tragédie intime et la tragédie historique, l’auteure parvient à rendre un climat – alourdi par le parfum des tsubaki, les camélias en japonais, la fleur préférée de Yukiko – et une fable d’une belle complexité, en à peine 120 pages! Du grand art! Éd. Leméac/Actes Sud, 1999, 122 p.