Micheline Bail : L'Esclave
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Micheline Bail : L’Esclave

S’inspirant de faits réels, nourrie de documents et d’archives d’historiens reconnus, Micheline Bail a construit un récit dont les personnages principaux sont véridiques.

«Elle avançait la tête haute, tous les sens en éveil, frappée du contraste qu’elle constatait déjà entre ces Canadiens exubérants (…) et le souvenir de ces récents maîtres hollandais, d’un naturel tellement plus réservé… / Deux jeunes servantes attachées à la maison de Francheville marchaient devant Kawindalé et tournaient régulièrement vers elle des yeux curieux, cherchant à lier connaissance. Celle-ci évitait leurs regards et feignait d’ignorer leur manège. La plus osée, une brunette assez vive mais dépourvue de beauté, ralentit en synchronisant son pas sur celui de la négresse.»

La jeune Africaine de dix-huit ans, achetée à la Nouvelle-York, par François Poulin de Francheville, négociant et futur fondateur des Forges de Saint-Maurice, débarque d’un bien pénible voyage. Sur la Marie-Galante, elle a souffert le martyre pendant une longue et pénible traversée qui la menait vers une société inconnue. Lorsqu’elle recontre les deux jeunes Amérindiennes présentée dans l’extrait ci-dessus, toutes deux servantes dans la maison du maître, elle sait déjà qu’ici aussi des gens, les «sauvages», sont traités comme du bétail.

C’est ce destin que raconte Micheline Bail dans L’Esclave. S’inspirant de faits réels, nourrie de documents et d’archives d’historiens reconnus, l’auteure a construit un récit dont les personnages principaux sont véridiques. Marie-Joseph Angélique (c’est ainsi que ses maîtres ont baptisé Kawindalé) a débarqué à Montréal en 1727, et fut placée dans une maison bourgeoise de riches commerçants. Elle découvrit un peuple: les colons français qui cherchaient à s’affranchir de leur métropole, et à s’imposer face aux Anglais, féroces concurrents marchands et politiques. Et puis, Angélique apprit aussi à connaître un autre peuple, étouffé, acculturé, dont le sort n’était pas tellement éloigné du sien.

Elle tenta de s’intégrer le mieux possible à sa nouvelle vie, vécut des amours avec un colon, et fut accusée d’un incendie qui ravagea, en 1738, la moitié de la ville de Montréal. C’est le procès d’Angélique qui est à la source de ce roman; le manuscrit du procès, analysé par Bail (comme celle-ci l’indique dans son avant-propos rendant à César ce qui lui revient et citant ses sources du mieux possible), lui aura permis de mieux connaître son héroïne, et de remonter le cours de sa vie.

S’il n’est pas courant dans la littérature québécoise de lire sur la question de l’esclavage, Micheline Bail a fait un travail important en brisant le silence sur une triste réalité.

Cette mise en lumière de l’histoire est donc au centre de ce roman grand public, oeuvre réussie grâce à une reconstitution crédible, convaincante en tout cas, du Montréal d’alors, de la vie à la campagne, ou en forêt. Avec maints détails sur la vie quotidienne (habillement, habitudes de table, descriptions des maisonnées, des mobiliers, des constructions), sur les traditions et manières de faire propres aux colons et aux Amérindiens, le passé nous semble d’un coup palpable est immensément vivant.

Autre aspect positif du roman, cette revisitation du passé permet au lecteur non familier avec les finesses de l’Histoire de saisir les enjeux politiques, commerciaux et économiques des échanges entre Anglais, Amérindiens et Français. «Qui ne risque rien n’a rien, répliqua François avec cynisme. Tout le monde mouille plus ou moins dans la contrebande avec la Nouvelle-Angleterre. Notre regretté Vaudreuil, qui exploitait un comptoir de fourrures à l’île aux Tourtes, n’y trempait-il pas jusqu’au cou? Et Bégon, que Vaudreuil accusait devant la cour de vouloir monopoliser à son profit une partie du commerce des fourrures? (…) Pourquoi nous autres marchands devrions-nous nous en priver? Quand la fraude est partout et que le castor s’écoule vers l’Anglais comme d’un baril éventé se vidant par tous ses joints (…)?»

Par moments, quelques scènes sont un peu convenues – surtout celles qui ont trait à l’amour et aux sentiments -; tandis que certaines formulations, plutôt d’aujourd’hui, donnent un ton anachronique à certains passages. Une très bonne histoire, une écriture «correcte» – qu’on aurait pu pousser plus loin – et un sujet en or. Éd. Libre expression, 1999, 385 p.