Nous avons le plaisir… : Les mots de la guerre
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Nous avons le plaisir… : Les mots de la guerre

Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles. Cette phrase, pour le moins cynique, Philip Gourevitch l’a choisie comme titre à un livre à faire frémir.

Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles. – Chroniques rwandaises.

C’est le message authentique envoyé par un pasteur tutsi à son confrère hutu, quelques heures avant de se faire décapiter.

Cette phrase, pour le moins cynique, Philip Gourevitch l’a choisie comme titre à un livre à faire frémir. Bien des choses ont été dites sur le génocide rwandais de 1994, mais rarement a-t-on expliqué aussi clairement les rouages de la mécanique sinistre qui a engendré la mort d’au moins huit cent mille personnes en quelques mois.

Envoyé au Rwanda par le New Yorker en 1995, Gourevitch a mené une enquête approfondie, étayée de centaines de témoignages. Sans jamais verser dans un sensationnalisme sanguinolent, ces «chroniques rwandaises» remontent aux sources du conflit entre Hutus et Tutsis, nous faisant mieux comprendre une rivalité infiniment plus complexe que celle dépeinte par les médias en 1994, qui rangeaient volontiers les données du problème dans l’expression fourre-tout de «guerre ethnique séculaire».

L’auteur dépeint le Rwanda colonial, sous la férule des Belges; il montre comment ces derniers ont délibérément avivé les tensions ethniques latentes, désignant les Tutsis comme supérieurs afin d’asseoir une pseudo-hiérarchie fort commode pour eux. Quand le Rwanda devient indépendant, en 1961, les deux ethnies sont plus divisées que jamais. Profitant de cette période d’instabilité, les Hutus, bien plus nombreux, s’emparent du pouvoir, décidés à museler leurs anciens dirigeants. Si les têtes ont déjà commencé à rouler, il faut attendre quelques décennies pour qu’une véritable politique d’épuration soit instaurée. Ce qui sera fait sous le gouvernement d’Habiyarimana, qui cautionne la propagande anti-Tutsis. «En 1994, le Rwanda passait dans le monde entier pour l’exemple typique du chaos et de l’anarchie résultant de l’effondrement de l’État. Pas du tout. Le génocide fut le produit de l’ordre, de l’autoritarisme, de décennies de théorisation et d’endoctrinement politique modernes.»

Ce document retrace le parcours de ceux qui ont vécu le drame. Parmi eux, Odette, une jeune médecin d’origine tutsie, qui a perdu plusieurs des siens mais s’en est tirée de justesse, un peu parce que son mari est un Hutu, un peu par sa volonté hors du commun, beaucoup par chance.

Il y a aussi Thomas, un animateur de radio qui, risquant sa peau, a envoyé des messages à travers le monde pour expliquer ce qui se passait au Rwanda. Gourevitch interroge également un inquiétant évêque d’origine hutue, soupçonné d’avoir fermé les yeux sur bien des scènes de carnage.

L’auteur démêle au passage le méli-mélo des missions humanitaires, désordonnées, bernées par un gouvernement qui prétend avoir gardé le contrôle. À travers une confrérie d’imbéciles onusiens, le général Dallaire apparaît comme l’un des seuls ayant compris, quelque temps avant le chaos, l’ampleur du phénomène.

Au bout de ces quatre cents pages, le mot génocide ne signifie plus tout à fait la même chose. On le comprend mieux; on explique mieux l’inexplicable. Un livre-choc.

Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles
Le Livre de la junte
de Philip Gourevitch
Éd. Denoël, 1999, 408 p.