Louis-Bernard Robitaille : Le Zoo de Berlin
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Louis-Bernard Robitaille : Le Zoo de Berlin

Le journaliste et écrivain LOUIS-BERNARD ROBITAILLE publie un roman fort et émouvant: Le zoo de Berlin. Il évoque pour nous ses choix d’auteur, les beautés de la grande ville allemande, et explique son vague à l’âme…

Demander à Louis-Bernard Robitaille pourquoi il écrit des romans, c’est risquer de ne pas obtenir de réponses sérieuses à la question. «Ça occupe. Les vacances m’ennuient», laisse tomber le journaliste gouailleur et plutôt insaisissable. Puis: «Mais tout le monde en écrit!» À Paris, peut-être…
En tout cas, il en écrit, grappillant un mois par-ci, par-là, quand ses chroniques font relâche. Et fort bien, si l’on en juge par son troisième roman, Le Zoo de Berlin – qui succède ainsi à La République de Monte-Carlo (1990) et au Testament du gouverneur (92) -, pour lequel il a renoué cette semaine avec les neiges abondantes de son pays natal.

Bas les masques
Le correspondant de La Presse à Paris traîne ce livre depuis 1990, s’avouant lui-même étonné d’avoir «relativement réussi» à finalement faire une histoire de ce qui n’était au départ que «des tableaux, des paysages, des images, et une vague histoire», mais pas d’intrigue. Sur fond de scandale politico-financier, inspiré par les «Affaires» françaises, le récit du Zoo de Berlin dérive d’une histoire vraie, celle d’un homme «d’une naïveté incroyable» qu’a connu Robitaille, «assassiné moralement» par la faune carnivore d’une grande banque et sacrifié à ses magouilles. «J’ai voulu faire une histoire renversée, c’est-à-dire la voir du point de vue du bourreau.»
Ce dernier, Patrick Delarue, s’enfuit brusquement à Berlin sur une méchante brosse. Le roman le dépouille de ses habits de banquier convenable – souillés d’ailleurs dès la première scène du livre – pour dévoiler les différentes facettes du personnage. «Je trouvais ça intéressant de voir quelqu’un qui exerce probablement la profession la plus stéréotypée, la plus codée, la plus conformiste qui existe, banquier, faire un dérapage de huit jours, explique Louis-Bernard Robitaille. On peut penser que c’est un banquier relativement propre. Il ne boit jamais à Paris, il a l’air normal. Mais si on enlève une couche, on découvre qu’il était capable de moeus assez brutales. Puis, qu’il fait de petites plongées, de temps à autre, dans l’éthylisme. Et que sous l’ivrogne total, on peut être brute et sentimental. Pratiquement tout le monde qui n’est pas endormi – qui occupe son esprit en faisant toujours la même chose: bureau-banlieue – est compliqué.»

Une petite fatigue…
Devant les souvenirs que réveille cette crise, le quinquagénaire lui-même se rend compte en partie que, sous le vernis de la haute finance, il est devenu un peu comme son père, un violent mafieux irlando-montréalais qu’il détestait. «Dans les cercles de pouvoir des grandes capitales, la plupart des gens marchent sur des cadavres, estime l’auteur. Quelqu’un dans une position de pouvoir à Paris, Londres, New York, disons qu’il y a de fortes chances qu’il ait tué moralement des gens, et qu’il se soit empressé de l’oublier. À un certain niveau de pouvoir, ou les gens sont des salauds, ou ils sont des ratés, des victimes. Est-ce du cynisme?» demande-t-il en renvoyant ma question.
Il flotte, en tout cas, une sorte de désabusement chez les personnages du Zoo de Berlin. Une vague atmosphère fin-de-quelque chose… «Bof, une petite fatigue, rectifie le vétéran journaliste. L’Europe est quand même un continent très fatigué, qui a tout connu en cinq siècles, et où il ne se passera plus rien. Tout est arrivé, et puis tout est voué à recommencer, sous une forme ou une autre. C’est pour ça qu’il faut prendre tous les événements en Europe de façon très relative, parce qu’il y a là un cynisme, une fatigue générale. Les gens font semblant de s’exciter; mais, au fond, ils savent très bien que c’est un perpétuel recommencement. On ne va pas réinventer des formes nouvelles, puisque tout a été essayé. Tandis qu’en Amérique, les gens peuvent penser inventer des choses.»

La ville du siècle
Berlin, idéale ville-décor, est pour beaucoup dans le climat fascinant du roman. «C’est la seule grande ville un peu mystérieuse en Europe de l’Ouest. Toutes les autres ont une histoire coninue. Berlin, c’est quand même l’Histoire du siècle. Une histoire incroyable.» Pensez: elle a été successivement une capitale intellectuelle très cosmopolite, dénaturée par le nazisme, rasée par la guerre, puis absurdement découpée en deux par le communisme.
Le Berlin que découvre Delarue est une ville spectrale, un peu désertée, qui semble flotter entre deux mondes, deux époques… et fait écho à la désorientation du protagoniste. «C’est pour ça que le roman se passe à la fin de 94: à cette époque, Berlin-Est était pratiquement comme en 89, à la chute du Mur, sauf qu’il y avait un énorme trou au milieu, autour de la porte de Brandebourg. On se perdait dans des rues mal éclairées, des histoires de l’ancien régime y traînaient encore… Donc, c’était le seul endroit un peu déréglé en Europe de l’Ouest. Berlin, c’est le gros bordel, et ça a le côté incertain d’une grande ville américaine: on ne sait pas ce qui va arriver. Tandis que dans les grandes villes européennes, on sait toujours ce qui va arriver. Tout est écrit.»
Et il ne faut pas oublier l’alcool, déclencheur du récit, qui altère, au début, le regard du héros. «Au départ, j’avais envisagé d’écrire uniquement une cuite presque incompréhensible, confie le caustique chroniqueur en sirotant une bière. Ça aurait duré 120 pages, et ça aurait constitué le roman. Mais ç’aurait été un peu illisible. Enfin, à Paris, ils passent leur temps à faire ça. De toute façon, personne ne les lit… Les gens achètent les bouquins mais ne les lisent pas.»
Quant à celui-là, lancé cette semaine chez nous, et qui sera publié en France en avril, il serait vraiment dommage qu’il subisse le même sort…


Le Zoo de Berlin
Le Zoo de Berlin

débute par un rêve «ambigu» et se poursuit par un périple qui n’est pas loin d’évoquer un cauchemar. Au lendemain d’une beuverie carabinée (avis aux intéressés: le roman fournit de bonnes recettes pour s’enivrer, puis se remettre d’aplomb…), Patrick J. Delarue se réveille dans une luxueuse chambre d’un hôtel suplombant le jardin zoologique de Berlin.
Une convergence de circonstances a présidé à cette fuite soudaine: un inspecteur de la Brigade financière qui furète autour de la banque ranime le souvenir d’une vieille affaire où le directeur des opérations n’a pas eu le beau rôle; et l’annonce de la mort d’une soeur, «son dernier parent direct», à Montréal, rappelle à sa mémoire une enfance auprès d’une «brute épaisse» de père.
Au cours de cette lugubre virée berlinoise, où il croisera des personnages peu rassurants, ainsi qu’une femme qu’il a jadis désirée, aujourd’hui désenchantée, Delarue est confronté à tous ses fantômes. Louis-Bernard Robitaille lie habilement les différentes strates de l’histoire, le passé et le présent. Il brosse également une peinture amorale du prix du pouvoir et de la réussite, et d’un certain milieu
– voir le portrait de l’épouse mondaine, issue de la bonne société parisienne, croqué en quelques coups de poignard.
Si le récit est réussi (malgré certaines pistes qui auraient pu être poussées davantage et la conclusion un peu décevante de la magouille financière), on pourrait dire que l’essentiel est ailleurs. Dans le climat de douce étrangeté qui baigne ce dérapage contrôlé. Dans la justesse du regard, la subtilité des détails. Et dans la grande qualité de l’écriture très évocatrice, qui rend aussi bien le paysage flou d’un homme émergeant des brumes de l’alcool que la topographie des lieux, minutieusement décrits, autant Berlin que le quartier de l’enfance «du bon côté de la rue Hochelaga». Tout ce qui fait d’un roman un tableau plus riche, plus profond, plus fouillé que sa simple intrigue. Éd. du Boréal, 2000, 488 p.