Vincent de Gaulejac : La vie de famille
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Vincent de Gaulejac : La vie de famille

À lire le titre, L’Histoire en héritage, roman familial et trajectoire sociale, et à voir la photo de couverture, en beige et brun, ça sonne une vieille cloche catho et folklorique. Pourtant, la démarche de VINCENT DE GAULEJAC ne fouille dans le passé que pour mieux appréhender l’avenir.

Ce qui explique les fréquents séjours au Québec, mais aussi au Mexique, au Chili, en Argentine, du professeur de sociologie à l’université Paris VII: il forme, dans chaque pays, des disciples, et anime avec eux des séminaires où l’individu, la famille et la société font partie de la même histoire. Nous l’avons rencontré, entre Montréal et Rimouski, pour qu’il nous guide sur ces terrains glissants.
D’entrée de jeu, il mêle les cartes. Est-ce un traître ou un fédérateur? Un scientifique ou un gourou? «Les psychanalystes disent que je suis un sociologue; les sociologues, que je suis un psy, de plaisanter Vincent de Gaulejac. Je suis quand même à l’université! Ce qu’on fait se situe dans un espace intermédiaire entre la formation, la recherche et la thérapie. Les gens, qu’ils soient travailleurs sociaux, psychothérapeutes, chercheurs ou chômeurs, viennent travailler sur leur histoire, individuelle et collective.»
Et c’est en explorant le roman familial (par sa généalogie), sur fond de trajectoire sociale, que le clinicien tente de nous aider à mieux nous comprendre. Provenant d’une famille aristocratique, ni riche ni dominante, mais méprisant les bourgeois, l’argent, et fière de ses origines, il ne néglige pas non plus les rapports entre classes sociales. Mais il y a aussi, et surtout, la curiosité et l’intuition du chercheur. «-Ni les sociologues ni les psychologues n’ont vraiment travaillé sur la violence sociale jusqu’à l’analyse des sentiments qu’elle engendre, de s’enthousiasmer de Gaulejac. Il y a beaucoup de haine, de honte, de culpabilité, de mépris, d’arrogance, d’envie. Ces sentiments sociaux sont très difficiles à déceler mais sont essentiels à notre fonctionnement, dans nos relations quotidiennes.»

Entre Freud et Bourdieu
Son approche prend sa source dans une insatisfaction profonde causée par cette coupure qui subsiste entre, d’un côté, la psychologie, et plus particulièrement Freud et la psychanalyse; et, de l’autre, la sociologie, Pierre Bourdieu en tête. D’où ce pont enre ces deux lectures qu’il tente de conjuguer autant sur la grille sociologique que sur le mode du désir, de l’amour et des sentiments, champ d’action de la psychologie, là où les disciplines se croisent, s’entrechoquent, s’opposent, dans notre double dimension, personnelle et sociale.
Dans son plus récent livre, comme dans son précédent qui étudiait Les Sources de la honte, le sociologue utilise des témoignages de participants à ses séminaires pour illustrer cette hypothèse qui veut que notre histoire soit essentiellement le fruit de notre arbre généalogique. Ce qui nous vaut des passages presque impudiques, qui titillent le voyeur en nous, comme le font bien des livres associés à la tendance littéraire de l’auto-fiction. L’universitaire, qui a d’ailleurs travaillé avec l’écrivaine Annie Ernaux, s’est penché sur la question. «Avec le développement de l’individualisme, le "moi" de chaque individu est devenu son principal fardeau. Le fait de se pencher sur soi est très contradictoire: à la fois l’idéologie de l’hypermodernité prône la réalisation de soi-même, la production de sa propre vie, où le moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier; et, en même temps, on demande en permanence que les gens soient responsables, autonomes, créatifs, innovateurs. Ça devient une nécessité de travailler sur soi; c’est ce que j’appelle la lutte des places. Pour avoir une existence sociale, une place dans la société, il faut en permanence s’adapter, se former, se réformer, se transformer. Il faut revendiquer, s’affirmer, trouver une situation, la défendre.» Cette idéologie de réalisation de soi-même est facteur de liberté individuelle, mais révélerait aussi, selon l’auteur, une fatigue d’être soi, ce qui nous donne une société sensible à la dépression.

Le choc du passé
Il peut paraître étonnant qu’on place toujours, en cette ère d’éclatement de la famille, les liens du sang au coeur du mystère de la nature humaine. Sans nier les transformations qui affectent la cellule familiae, Vincent de Gaulejac replace la filiation de l’individu dans sa juste perspective. «-Dans les sondages d’opinion récents sur les valeurs de nos sociétés, la famille arrive en tête: ce qui fonde l’identité première d’un individu, c’est son nom, sa place dans une lignée. Il y a d’ailleurs un engouement formidable pour la généalogie, une fierté de voir que sa famille remonte à plusieurs générations.» Mais la famille se désinstitutionnalise; on se marie moins, on ne baptise pas les enfants, il n’y a plus de cérémonies, de rites. «On va vers une famille "élective". On reste ensemble parce qu’on s’aime. Si on ne s’aime plus, la dignité, c’est de se séparer, alors qu’auparavant, c’était le divorce qui était une honte.»
Selon de Gaulejac, cette situation produit un conflit entre la logique de la conjugalité, qui obéit à l’amour, et la logique de la parentalité, où c’est l’enfant qui commande. Même si le couple se sépare, l’enfant appartiendrait toujours aux deux lignées. «Cela dépasse le désir, l’amour, les choix individuels.-»
On ne peut que plonger dans L’Histoire en héritage. Sans jamais verser dans la débilité de la pop-psycho, le texte évite plus souvent qu’autrement l’étalement d’une érudition universitaire. On se surprend donc à fouiller dans son propre passé pour mieux se propulser dans le futur. Un livre qui élargit la perspective: chose plutôt rare en ces temps intégristes…

L’Histoire en héritage
de Vincent de Gaulejac
Desclée de Brouwer, coll. Sociologie clinique
1999, 222 p.