Ernst Weiss : Jarmila, Une histoire d'amour de Bohême
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Ernst Weiss : Jarmila, Une histoire d’amour de Bohême

Ernst Weiss est né en Moravie, en 1882, dans une famille juive, et fut célébré en tant qu’écrivain à titre posthume seulement.Jarmila, dont le manuscrit n’a été révélé que très récemment (1998 pour l’édition allemande), est en fait une longue nouvelle qui relate la rencontre d’un marchand de pommes avec un horloger.

Ernst Weiss est né en Moravie, en 1882, dans une famille juive, et fut célébré en tant qu’écrivain à titre posthume seulement. Il se lia d’amitié avec Stefan Zweig (1881-1942), cet auteur autrichien qui publia de grands livres dont Impatience du coeur (1938), et qui se donna la mort dans une chambre sinistre d’une ville brésilienne avec sa femme. Curieusement, Weiss le précéda sur ce chemin tragique.
Exilé à Paris dans l’entre-deux-guerres, Weiss était aussi médecin, et il a eu à soigner un certain Adolf Hitler, expérience dont il témoigne dans un roman paru en 1991 en français: Le Témoin oculaire. Depuis ce temps, on a découvert également Le Séducteur (1991) et L’Aristocrate (1992).
Jarmila, dont le manuscrit n’a été révélé que très récemment (1998 pour l’édition allemande), est en fait une longue nouvelle qui relate la rencontre d’un marchand de pommes («négociant en pommes de qualité moyenne pour une conserverie française») avec un horloger. «Je voyais qu’il voulait me dire quelque chose mais qu’il se retenait. Malgré lui, il pressait ses lèvres très rouges, solides et charnues. Un quart d’heure plus tard, il avait presque entièrement démonté ma montre, et toutes les pièces étaient bien rangées sous la salière renversée.» Le narrateur quitte Paris pour se rendre en Bohême, et, en route, il confie sa montre cassée à cet homme étonnant, dont la vie s’avérera aussi dysfonctionnelle que les montres qu’il répare. «"Laisse-le parler! me dis-je, si tu te tais encore cinq petites minutes, il va se remettre à raconter et te livrer tout ce qu’il a sur son coeur d’horloger_".»
Et il aura eu raison. Car c’est son histoire qui sera progressivement racontée au narrateur, qui relate à son tour le récit qui lui est fait, et les réflexions qu’il suscite. «Après avoir mangé, il me regarda avec un sourire énigmatique, sortit de sa poche un de ses petits oiseaux mécaniques, me regarda avec ce sourire que j’avais déjà vu, mélange de haine et d’amour, et, d’un coup, arracha le duvt jaune clair qui recouvrait la gorge du petit animal. Je dois avouer que je tressaillis en entendant le bruit provoqué par les petites plumes arrachées.»
L’horloger est amoureux d’une femme mariée, Jarmila. «Elle était belle (…); ses petits pieds blancs étaient posés sur la toile où elle recueillait les plumes, les orteils écartés au milieu de toutes ces plumes.» L’horloger commettra l’irréparable. S’il aime passionnément la jeune femme, il adore le fils qu’elle a eu de lui, mais qu’elle ne lui donnera pas.
C’est cette peine immense qui est dévoilée par le récit étrange de l’horloger. Dans une ambiance de conte cruel, la montre symbolise le mécanisme fatal qui compte les secondes et annonce le dénouement, inévitable, de l’histoire. Une langue fine, ciselée, subtile est au service d’un style incisif, et accentue l’effet de tension qui habite la nouvelle du début à la fin. C’est fou tout ce qui peut arriver à un humble marchand de pommes… Éd. Actes Sud, 1999, 119 p.