Jean-Paul Eid : Vrai ou faux?
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Jean-Paul Eid : Vrai ou faux?

Avec Scaphandre 8, premier tome du Naufragé de Memoria, l’illustrateur JEAN-PAUL EID se lance dans la création d’une ambitieuse série de science-fiction. Une rareté dans le domaine québécois de la bande dessinée, qui se fait surtout remarquer dans les créneaux de l’humour et de l’underground.

Pendant près de dix ans, Jean-Paul Eid a fait rire les milliers de lecteurs du défunt magazine Croc avec les aventures de Jérôme Bigras, sympathique caricature du Québécois moyen et habitant modèle de Bungalopolis, le royaume du split-level, de l’abri Tempo et de la tondeuse à gazon. Maintenant que, paraît-il, les baby-boomers flirtent de plus en plus avec l’idée de revenir vivre en ville, Eid, toujours dans l’air du temps, se recycle dans une série d’anticipation, alliant les thèmes contemporains de la quête d’identité et de la réalité virtuelle. Le tout prend la forme de la révolte d’un groupe de personnages d’un univers récréatif contre leurs créateurs et les visiteurs venus du «vrai» monde.

De l’humour à la science-fiction
Le Naufragé de Memoria, c’est tout d’abord le fruit d’une rencontre et d’une collaboration entre Eid et celui qui signe le scénario de la série, Claude Paiement, dramaturge et fondateur du Théâtre Harpagon de Montréal. L’oeuvre paraît d’ailleurs chez Mille-Îles, dans la collection «Fondation», qui rassemble créateurs de bande dessinée et artistes d’horizons divers.
Rencontré à son atelier de l’avenue Christophe-Colomb, Eid explique que, tant du côté de Paiement que du sien, ce projet est né d’un besoin de renouvellement sur le plan professionnel. «J’avais envie de me sortir du carcan de Croc et de faire autre chose que de l’humour et du noir et blanc. Je voulais aussi faire quelque chose de plus long. Dans Bigras, je devais accomplir des acrobaties narratives, mettre le plus d’éléments possible dans deux pages. J’avais très peu l’occasion de me laisser aller sur le plan du dessin. Claude, lui, qui écrit pour le théâtre, avait surtout créé des spectacles composés de courtes pièces. C’était un défi pour lui également de passer d’un court scénario à une longue histoire. Un peu comme de passer de la nouvelle au roman. Le défi en était un de trame narrative, de construction complexe.»

Un fantasme universel
Le héros de Scaphandre 8, Benjamin Blake, est chauffeur de taxi à Memoria, une grande ville qui ressemble volontairement au New York des années trente. Une mystérieuse cliente lui fait un jour réaliser que son existence est factice, que lui-même, la ville et tous ses habitants ne sont qu’une création synthétique, une reproduction destinée aux touristes en chair et en os venant d’un «vrai» monde. Ceux-ci séjournent à Memoria pour réaliser leurs fantasmes: vivre dans un autre lieu, à une autre époque, mais aussi se servir des personnages virtuels pour assouvir certains besoins, particulièrement de violence. Le problème, c’est que Blake, comme les autres habitants de Memoria, a une conscience propre, une identité qu’il ne veut pas perdre, malgré son «inexistence». Il se joindra à un groupuscule opposé à la toute-puissance des touristes, transformant le «voyage» de certains d’entre eux en véritable cauchemar.
On retrouve donc le vieux mythe de l’invention qui se retourne contre son créateur. Mais dans ce cas, le point de vue est celui de l’invention, être sensible et doté d’une conscience individuelle. «Notre histoire s’est retrouvée par défaut en science-fiction, explique Eid. À la base, nous voulions une situation où un personnage se rend compte que tout autour de lui est faux. On l’a retournée dans tous les sens et, finalement, ça s’est inscrit dans le créneau de la réalité virtuelle, qui est d’actualité. Il faut dire que l’idée des mondes parallèles revient souvent chez moi. On le voyait déjà dans Bigras, puisqu’il y avait dans cette série un petit accent surréaliste, une ouverture sur des univers exotiques, sur l’aventure au coin de la rue.»
Cette ingénieuse supercherie dessinée par Eid, dont le travail sur la couleur sert à délimiter les différents niveaux de réalité de l’intrigue, interpelle le lecteur qui y retrouve un fantasme tout ce qu’il y a de plus universel. «Après avoir lu la BD, plusieurs m’ont avoué avoir déjà fait ce rêve (réel ou éveillé), que tout ce qui nous entoure n’est pas vra, que les personnes qu’on croise sont des comédiens, etc. C’est un fantasme qui peut mener au délire, à imaginer une conspiration. Je trouvais justement intéressante cette idée de remettre en question ce en quoi l’on croit le plus fermement du monde, ce qu’on tient le plus pour acquis: les assises de notre réalité. À ce moment-là, qu’est-ce qui t’empêche de te demander si tu es vraiment toi-même?»
C’est la question existentielle par excellence, et c’est celle que se pose Benjamin Blake. À la fin de Scaphandre 8, celui-ci traversera de Memoria au monde réel, sa personnalité intégrant le corps d’un envoyé de la multinationale du voyage virtuel chargé d’enrayer le conflit engendré par les personnages récalcitrants. Mais le lecteur devra attendre le tome suivant pour connaître les conséquences de ce «passage» et ce qu’il adviendra de ce monde fascinant imaginé par Claude Paiement et Jean-Paul Eid.

Le Naufragé de Memoria, tome 1 (Scaphandre 8)
de Jean Paul Eid et Claude Paiement
Éd. d. Mille-Îles, collection "Fondation", 1999, 60 p.