Jean-Paul Daoust : La vie en rose
Livres

Jean-Paul Daoust : La vie en rose

Jean-Paul Daoust est une grande voix de notre littérature. Lui qui a publié tant de recueils de poésie, et qui tient depuis deux ans une chronique à l’émission littéraire Cent Titres, signe son premier roman: Le Désert rose. Rencontre avec un homme qui n’a pas peur des mots.

Jean-Paul Daoust

est un cas, un personnage incontournable de notre littérature: son passage au roman, après avoir publié vingt-cinq recueils de poésie, est un moment important. Avec des livres comme Portrait d’intérieur (1981), Poèmes de Babylone (1982), Les Garçons magiques (1986), Les Cendres bleues (1990, Prix du Gouverneur général), L’Amérique (1993) et Les Saisons de l’ange 1 et 2 (1997 et 1999), qui ont fait l’objet de nombreuses prestations publiques de sa part, le poète s’est bâti une mythologie personnelle où se côtoient la légèreté de l’être, le goût du spectacle associé aux homosexuels flamboyants, et le désespoir de l’enfance abusée, dissimulé par politesse sous l’humour mordant propre aux beaux esprits.

Le dandy urbain livre encore un peu plus de son âme dans Le Désert rose, dérive amoureuse et alcoolique dans un Montréal de création, gros roman à l’écriture pétillante comme le champagne. Qui ignore encore ce qu’est un dandy, qualité d’être revendiquée comme un titre de noblesse par l’auteur du recueil Du dandysme (1991), va l’apprendre en long et en large, en vrai, en emboîtant le pas de Julian dans le «désert rose» de sa vie.

«Le dandysme, pour moi, c’est une façon d’affirmer ce que j’aime et ce que je n’aime pas, lance Jean-Paul Daoust lors de notre rencontre. Mais je pars de la phrase de Baudelaire: "Le dandy se doit d’étonner et non de l’être." C’est beaucoup moins superficiel qu’on le croit. Et je rejoins Oscar Wilde qui disait: "J’ai mis tout mon talent dans mes oeuvres et mon génie dans ma vie." Pour moi, le dandysme, c’est essayer de faire de sa vie une oeuvre d’art. Et, si possible, un chef-d’oeuvre; mais ça, c’est pas évident! C’est une quête quotidienne. Le dandy n’est pas quelqu’un d’artificiel; au contraire je trouve que le dandy est un barbare: il saccage les codes ou il s’en amuse. L’humour est aussi très important, c’est la politesse du désespoir, une façon pour lui de photographier la réalité et de la endre originale.»

Luxe, calme et volupté
Le héros et narrateur du Désert rose est en effet un beau spécimen de ces élégants désabusés et provocateurs, que l’humour nous attache alors que leur différence affirmée pourrait en rebuter certains. De son appartement hyper-luxueux de l’avenue du Parc-LaFontaine, Julian, indépendant de fortune grâce à l’héritage d’une tante millionnaire, et dont la mère noie son ennui avec son chum milliardaire en Floride, semble planer bien au-dessus de ses contemporains. Pour lui, l’argent n’est pas un problème et ses préoccupations sont d’ordre esthétique, voire métaphysique; ça tourne autour de ses toilettes, de sa frustration de ne pas créer alors que tous ses amis le font, de l’ennui de sa vie somme toute inutile.

«Je me suis payé la traite avec ce personnage qui est moi… et qui n’est pas moi, affirme le poète et romancier; je l’ai dépeint jeune, comme je l’ai été; beau – ça a l’air que je l’ai été -; mais riche, ce que je n’étais pas nécessairement. J’y ai mis aussi tous mes fantasmes. Je ne voulais absolument pas parler de problèmes sociologiques ou économiques. Le personnage est donc riche pour qu’on oublie tout cet aspect-là. Et souvent les gens pensent que l’argent fait le bonheur: pour lui, non.»

En effet, Julian n’est pas heureux, bien qu’il semble posséder tout ce qu’il faut pour l’être. La solitude lui pèse et, pour l’alléger, il boit. Ainsi, dans les vingt premières pages du roman, en quoi?, deux heures peut-être?, il a ingurgité plusieurs coupes de vin blanc, un Bloody Mary bien corsé, du vin rouge en soupant, un verre de Cointreau et du rhum et coke… Tout ça avant de sortir et de s’en mettre encore des trombes derrière la cravate! À ceux qui s’en étonnent, le romancier rétorque: «Julian boit, c’est pas du tout fictif, c’est moi tout craché et ça n’a pas vraiment changé… L’alcool a été très important dans ma vie et je ne regrette pas ça: l’alcool m’a aidé à vivre au même titre que l’écriture.»

Ce qui frappe d’emblée en ntrant dans le roman de Jean-Paul Daoust, c’est cette écriture ciselée, qui, bien sûr, nous rappelle que le romancier est d’abord poète. Les mots y ont leur poids, et le rythme, les images, les atmosphères, les sentiments s’y déploient de façon sensible. L’auteur, qui avait déjà, avec Soleils d’acajou (1983), tâté du roman mais sans trop s’éloigner de la poésie, a multiplié les versions du Désert rose: «J’ai voulu créer un roman d’atmosphère, dit-il; je voulais décrire une époque, les années quatre-vingt , où la ville était en effervescence. Pour ne pas que ça se perde, je souhaitais faire plus qu’un poème épique là-dessus. Y mettre de la chair: on s’attache aux personnages et je voulais qu’il y ait une envolée, un souffle; d’ailleurs, j’ai trouvé ça pas mal essoufflant, merci! C’est très difficile, je ne pensais pas que c’était si difficile d’écrire un roman.»

«Je vais à la fenêtre adjacente au vestibule. L’enfer détient toujours une fille rousse essayant de relever son coupe-vent de vinyle sur la tête. Elle dévoile ainsi son nombril à l’anneau d’argent. Qu’y puis-je? En signe d’impuissance je laisse retomber la dentelle de Bruges. Je traverse l’immense appartement à aires ouvertes. Presque trente mètres plus loin j’ouvre la porte vitrée d’un foyer à combustion lente pour y jeter ces horribles prospectus. Dans cette gueule gothique à l’émail éburné je crisse une allumette.»

Le gai savoir
Divisé en sept parties, sept jours comme dans la Genèse, le roman tire sa structure de la Bible. «Mais c’est plutôt l’antiGenèse, commente l’écrivain, parce qu’il ne se passe rien: les sept jours sont interchangeables; il y a un peu de progression, mais c’est pas ça qui prend le dessus. Chaque jour commence et finit de la même façon. Le roman parle de l’ennui.» Il est vrai que Julian, qui a pourtant d’excellents amis, qu’il retrouve le soir dans ses bars préférés, le Saint-Sulpice et les Beaux Esprits, pour faire la fête, termine en général ses virées en solitaire, soit dans un bar gai d Village, soit dans un coin sombre du parc LaFontaine où le corps, au moins, exulte au contact d’autres corps.

Ces moments, et celui où il ramène chez lui son copain Donald, un homme marié dont il est épris et qui comblera ce soir-là tous ses désirs, sauf celui de dormir avec lui, donnent lieu à des scènes torrides, qui permettent à l’auteur de montrer deux versants de la sexualité gaie: le sexe pour le sexe, et la beauté de l’amour entre deux hommes. Quelques-unes de ces pages pourraient figurer dans des anthologies du genre. Sont-elles à l’origine des refus des éditeurs à qui Jean-Paul Daoust a soumis son roman? Lui, en tout cas, ne le croit pas. Il se réjouit plutôt de l’accueil reçu chez Stanké, par Pierre Salducci, directeur de cette collection, L’Heure de la sortie, consacrée à la littérature gaie. Ne craint-il pas d’effaroucher les lecteurs en s’inscrivant dans un créneau aussi spécialisé?

«Cette façon de tout classifier vient sans doute d’une tendance américaine, croit-il, ce n’est pas du tout européen. Mais ce n’est pas pour rien que ça existe, c’est qu’il y a encore de l’ouvrage à faire. Pour bien des gens, la tolérance envers les gais paraît acquise; je ne veux pas faire mon Pinard, mais c’est acquis de manière superficielle, pas en profondeur.» Une scène du roman contient d’ailleurs une sortie véhémente de Julian contre l’intolérance même de Françoise, son amie propriétaire des Beaux Esprits, qui n’est pourtant pas la personne la plus homophobe qu’on puisse croiser.
«Je ne suis pas pour les ghettos, je ne me tiens pas là, mais je comprends très bien pourquoi ça existe. C’est pas si gai que ça d’être gai, même que ça ne l’est pas du tout, et c’est pour ça qu’il y a des ghettos, pour que tout à coup la minorité devienne majoritaire; même si c’est artificiel, ça soulage.»

Le Désert rose
de Jean-Paul Daoust

Avec ce roman riche, vibrant, dérangeant, concret, bien ancré dans la réalité physique de Montréal, où l’on se promène dans les rues du Plateau-Mont-Royal et du Quatier latin, où l’on fait les 5 à 7 du Saint-Sulpice, voisin de la Bibliothèque nationale, avant de poursuivre sa dérive au centre-ville ou dans le Village, Jean-Paul Daoust a réussi à rendre l’ambiance, quelque peu décadente, qui a marqué l’époque pas si lointaine des années quatre-vingt. En fait, le roman n’est pas daté mais les initiés y reconnaîtront plus qu’un décor.

Le narrateur et personnage central du roman, Julian, dandy riche et désoeuvré, habitué de ces bars si fréquentés, s’y retrouve pratiquement en famille. Ses amis, Charles, poète et professeur passionné par son sujet, Anna, peintre en train de mettre sur pied une exposition, Robert, le proprio du Saint-Sulpice, notamment, sont tous des gens qui créent, au grand dam de Julian, qui, bien que cultivé, amoureux de l’art, de la musique, de la littérature, ne peut pas ou ne veut pas faire oeuvre de création à son tour.

Alors, il s’ennuie et se demande ce qu’il pourrait faire de sa vie; mais la vie, les petits événements de chaque jour vont le happer, lui faire vivre des drames, des crises, des folies. L’alcool et la drogue aidant, il court, comme tous les autres, après l’amour, tout en observant le manège des amours impossibles dont ses amis sont victimes.
La narration au «je» nous permet d’appréhender de l’intérieur ce que vit Julian, sa vision des choses, mais est brisée par des dialogues, parfois assez théâtraux, qui donnent vie aux personnages qui l’entourent. Malgré quelques redites – l’ennui n’amène-t-il pas toujours les mêmes obsessions? -, Le Désert rose n’ennuie pas. L’auteur y multiplie les observations précises, les réflexions iconoclastes et pénétrantes, et les hommages aux poètes, aux écrivains d’ici. Seules les coquilles trop nombreuses – haro sur l’éditeur! – déparent son ouvrage, fresque réaliste bien de son temps.

Éd. Stanké, 1999, 426 p.