Comic story : Fais-moi un destin
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Comic story : Fais-moi un destin

La sortie du film X-Men ramène les superhéros de notre enfance dans l’air du temps. Mais les Wolverine, Captain America et autres vengeurs plus ou moins masqués n’ont jamais cessé de susciter la ferveur chez une horde de fanatiques et de collectionneurs. Portrait d’un art et d’un business qui ont considérablement transformé le petit monde de la bédé  québécoise.

Si la bédé américaine s’est manifestée dès le début du siècle, tantôt associée à d’autres formes de publication, tantôt véhicule de promotion vendant des produits plutôt que ses propres histoires, il faut attendre 1938 pour voir paraître ce qui est considéré aujourd’hui comme le premier comic book américain: Action Comics #1. On y retrouve le désormais célèbre Clark Kent, cet extraterrestre superpuissant que l’on connaît mieux sous le nom de Superman. Lancé par DC Comics, premier leader dans le domaine de la bédé américaine, Superman remporte du succès et est bientôt suivi d’une série de héros dont les histoires seront tout aussi populaires: Batman, Flash, Wonderwoman et, bien sûr, chez le compétiteur Timely – qui deviendra éventuellement Marvel, second leader dans le milieu – le fameux Captain America, véritable outil de propagande patriotique durant la Seconde Guerre mondiale.

Tout semble aller pour le mieux dans le petit monde des comics jusqu’au milieu des années 50, alors que les États-Unis, sous le règne de McCarthy, se livrent à la chasse aux sorcières. Les comics n’y échappent pas. Sont-ils néfastes? Au terme de longs débats, le gouvernement s’abstient de toute législation et les éditeurs, prudents, décident d’instaurer le Comic Code, ni plus ni moins une forme d’autocensure qui force certains éditeurs à se retirer. Les créateurs, quant à eux, se trouvent un peu à l’étroit dans cet univers où les vilains doivent toujours tomber sous le couperet de la justice, où la violence est limitée et la sexualité, évacuée. Or certains, comme le fécond scénariste Stan Lee chez Marvel, poursuivent leur travail avec beaucoup de succès, si bien que les années 60 voient naître toute une galerie de superhéros dont la popularité se s’est jamais démentie: les Fantastic Four, Hulk, Spiderman, Thor et X-Men.

Dessins sans frontière
Les années 60 sont aussi la période à laquelle les superhéros franchissent les douanes et baragouinent leurs dialogues en français, à l’instigation de Jacques Payete, président du conseil des éditions Héritage. «J’ai commencé par acheter les droits chez Marvel, puis je suis allé chez DC, se rappelle-t-il. Ça a duré jusqu’à la fin des années 70 environ. Mais peu à peu les compagnies sont devenues de plus en plus gourmandes. Puis le marché a évolué, pour concurrencer la télé couleur, les comics, qui étaient en noir et blanc, sont devenus entièrement en couleurs et, pour nous, il n’y avait pas un marché assez important pour répondre au prix exorbitant que ça représentait. On s’est donc graduellement retiré.» Malgré des tirages modestes de 10 000 à 15 000 copies, des traductions que les amateurs et spécialistes n’hésitent pas à qualifier de mauvaises, l’entreprise a largement suffi à susciter l’intérêt des lecteurs québécois pour qu’ils poursuivent leurs lectures dans la langue de Shakespeare et se lancent même dans ce business.

Naguère vendu sur les étalages des tabagies ou des boutiques de presse, le comic book fait officiellement son entrée dans les librairies spécialisées en 1979. La stratégie est simple: l’éditeur n’accepte pas les retours des copies non vendues, mais, en revanche, il offre une ristourne plus élevée aux commerçants. André Riverin a été le premier à démarrer une telle librairie à Québec. «Tout ça a commencé à même ma maison, raconte-t-il. Je collectionnais les bédés, mais il me manquait toujours des numéros, car aucun magasin ne les tenait régulièrement. J’ai commencé en allant les chercher à Montréal pour moi et pour d’autres, puis quand j’ai eu suffisamment de clients, j’ai fondé mon commerce.» Première issue voit le jour en 1984. De la quarantaine d’amateurs que la boutique comptait à ses débuts (essentiellement des francophones, environ deux ou trois anglophones), le nombre de clients réguliers est passé à 300 par mois aujourd’hui.

Selon André Riverin, la popularité des comics demeure assez stable. Ce sont davantage les courants esthétiques plutôt que le public qui viennent çà et là changer quelques données. Frank Miller en a intigué un avec Dark Knight returns, qui raconte les péripéties d’un Batman au seuil de la retraite: «Miller ne s’est pas plié au Comic Code, explique Dominique Uhde, de Première issue. Il a présenté un univers violent, avec des héros qui n’étaient pas parfaits, tout en gardant une place pour la psychologie des personnages. Ça a créé une mode dans les années 90 où les artistes n’ont gardé que le côté violent et malsain et ont laissé tout le contenu derrière. Les vieux fans se sont peu à peu désintéressés du comic book et il y a eu une mode rétro, pour aller les rechercher.»

Il est aussi des périodes où ce sont les comics en soi et non seulement quelques courants stylistiques qui sont à la mode. S’ensuivent parfois de fortes vagues de popularité comme celle générée par le long métrage Batman en 1989. Connaîtra-t-on un nouveau phénomène du genre avec l’entrée des X-Men au grand écran? Les spécialistes ne s’y attendent pas. Mais sachez tout de même que si le film relatant les péripéties de ces mutants aux superpouvoirs fonctionne bien, il fera plaisir à beaucoup de gens: «X-Men est LA meilleure vente de Marvel depuis les 20 dernières années, fait noter Martin Dorval, de la boutique L’Imaginaire. La série a presque toujours été première ou deuxième dans le top 10 et elle a déjà atteint un tirage d’un million de copies par mois.»


Comme toutes les grandes villes nord-américaines, Montréal a aussi sa «convention» de bédé américaine. Trois ou quatre fois par année, les fans de Superman, Gambit ou Dirty Plotte et ceux qui les fournissent se donnent rendez-vous au Comic Fest. Des détaillants ou des collectionneurs d’ici et des États-Unis y vendent bien sûr des bédés, mais aussi toutes sortes de produits dérivés comme des figurines, des posters, des chandails et des cartes à collectionner. On y exhibe très souvent des raretés qui se vendent aisément plusieurs centaines de dollars.

«Quand j’y allais, je trouvais toujours quelque chose», raconte Marc Jetté. Lui, il tripe lorsqu’l y voit des numéros de EC Comics comme Tales From the Crypt. «Quand on en voit, on entre un petit peu en transe. Ils sont entourés d’une aura de légende, parce que c’est en grande partie à cause de ces bédés-là que les éditeurs se sont imposé un code de censure [Comic Code].»

Mais il n’y a pas que des marchands aux conventions, on y rencontre aussi des créateurs. «Pour attirer du monde dans ce piège à vente de comics, ils invitent des artistes à venir faire des séances de signature, des sketches et à donner des conseils», raconte Yanick Paquette, qui était l’un des dessinateurs invités au Comic Fest de Montréal, le 9 juillet dernier. «Pour l’artiste, ça peut être intéressant pour se faire connaître, rencontrer son public ou vendre des originaux», poursuit-il. Des bédéistes amateurs profitent d’ailleurs de l’occasion pour soutirer quelques conseils à leurs idoles. (A.V.)


Vous rêvez de dessiner Wolverine, Batman ou Thor? Ce n’est pas impossible, mais il vous faudra être persévérant. En ce domaine, il y a beaucoup de prétendants… et fort peu d’élus! Au cours des 20 dernières années, peu d’artistes québécois sont parvenus à percer le milieu américain de la bédé. La majorité d’entre eux ont travaillé pour des publications underground, mais quelques chanceux ont joué du crayon sur des superhéros.

«Ce désir des bédéistes québécois d’être publiés aux États-Unis est relativement récent, souligne Marc Jetté. Pendant les années 1980, on s’est rendu compte qu’il était plus facile d’être publié aux États-Unis qu’en Europe. C’est le bon côté des Américains: quand ils voient quelqu’un qui a du talent, ils ne se laissent pas arrêter par des préjugés, ils l’engagent.» Ce spécialiste du comic book chez Millenium, à Montréal, prépare d’ailleurs un livre qui brossera le portrait d’une trentaine d’artistes d’ici ayant travaillé pour différentes maisons américaines.

Le truc, c’est de se faire remarquer par un éditeur, sorte de directeur artistique qui supervise la productiond’une série et embauche les artistes. Plus facile à écrire qu’à faire. Souvent, les artistes se rendent à l’une ou l’autre des conventions américaines (voir encadré «Le théâtre des conventions»). Ils y présentent leur portfolio à des éditeurs qui, parfois, les engagent sur-le-champ. C’est arrivé aux frères Lai, qui s’étaient rendus à Chicago. «Généralement, tu fais tes classes dans une petite maison et tu es récupéré par une major, expose Jetté. Les grandes compagnies payent facilement 60 000 $ par année… en argent américain!» Pas facile de faire ce deuxième saut. Jusqu’ici, seuls Denis Rodier (Action Comics, Superman), Gabriel Morrissette (Ragman, Doc Savage), Geoff Isherwood (Namor, Conan) et Yanick Paquette (voir article «Maître de son dessin) y sont arrivés.

«À Québec, il y a Pierre-André Déry [un encreur] qui fait une carrière très intéressante, note Jetté. Il est actuellement avec Next Entertainment, une division de la maison Image.» Jacques Boivin (Melody) et Julie Doucet (Dirty Plottte) ont également percé, mais dans les milieux underground.

«C’est une période très difficile pour les dessinateurs, insiste Jetté. Quand ils débutent, il arrive qu’ils fassent des contrats pour lesquels ils ne sont pas payés. Que Yanick Paquette, les frères Lai et Pierre-André Déry aient persévéré et aient été engagés, c’est vraiment tout à leur honneur!» (A.V.)