Eau lourde : Traversée des apparences
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Eau lourde : Traversée des apparences

Dans son recueil de nouvelles Eau lourde, l’auteur de L’Information examine généralement ses personnages avec une distance ironique. Mosaïque de neuf histoires, dont la plus ancienne (La Mort de Denton) date de 1976, mais dont la plupart ont été écrites à la fin des années 90 (et plusieurs publiées dans des magazines comme le New Yorker), le bouquin offre une variété de thèmes et une riche palette stylistique.

Fils de l’un des "angry young men" des années 50 (feu l’écrivain Kingsley Amis),
le célèbre auteur Martin Amis donne volontiers dans le cynisme, le mordant, avec un soupçon de cette odeur de soufre que ne dédaignent pas, à l’occasion, les lettres anglaises.

Dans son recueil de nouvelles Eau lourde, l’auteur de L’Information examine généralement ses personnages avec une distance ironique. Mosaïque de neuf histoires, dont la plus ancienne (La Mort de Denton) date de 1976, mais dont la plupart ont été écrites à la fin des années 90 (et plusieurs publiées dans des magazines comme le New Yorker), le bouquin offre une variété de thèmes et une riche palette stylistique.

Des nouvelles de différentes factures, donc – comme Eau lourde, plus grave; ou Ce qui m’est arrivé pendant mes vacances, qui, sous le laborieux zézaiement enfantin de son écriture, le "pseudamérigain zarcaztique", parle du choc de la mort. Mais l’auteur des Montres d’Einstein y scrute surtout, d’un oeil sarcastique qui ne fait pas de concessions aux susceptibilités contemporaines, les rapports sociaux: les relations établies entre les sexes, entre les groupes raciaux, entre les classes, et un peu aussi entre Anglais et Américains.

Il est question de l’inégalitaire course à la réussite et d’exclusion à plusieurs niveaux dans L’État de l’Angleterre. Une nouvelle Angleterre, où le protagoniste, un "videur" de bar plutôt minable qui a quitté sa femme pour une Indienne, constate que la plupart des papas (d’origine étrangère) des camarades de classe de son fils parlent un "bien meilleur anglais" que lui. "Ainsi, les distinctions de classe, de race et de sexe étaient-elles à ce qu’on disait abolies (…): tous ces réflexes automatiques qui vous permettaient de décider qui était au-dessus ou en dessous avaient été abolis. (…) Il y en aurait toujours qui ne seraient jamais admis."

En fait, ces iniquités n’ont pas disparu: elles exercent une influence différente, et peut-être plus hypocrite. La Coïncidence des arts ironise sur le dos d’un peintre britannique vaniteux connaissant un succès éphémère à New York ("l’Amérique l’avait réinventé. Il avait un titre, une queue de cheval, un accent fleuri et un pinceau agile"), qui s’engage dans un rapport strictement charnel avec une Noire mariée. Une liaison possible uniquement dans le mutisme, à cause du snobisme du "baronnet", qui projette sur la belle tous ses clichés d’africanité.

Dans Nouvelle Carrière, on suit en parallèle les angoisses d’un poète et d’un scénariste quant au sort réservé à leur dernier-né. Mais Amis a donné à l’un les caractéristiques généralement attribuées à l’autre, et vice-versa: l’auteur de Sonnet voyage en première classe jusqu’à L.A.; tandis que le scénariste de Quasar 13 attaque se ronge les sangs pendant des mois en attendant la réponse du magazine désargenté où il espère publier son oeuvre. Et qu’aimerait "vraiment faire" le poète, lassé des éternelles compromissions (on veut bien sûr transformer son sonnet en ode, puis en ballade, puis en…) et des discussions financières? Je vous le donne en mille: écrire des films. La nouvelle passe au rouleau compresseur parodique tous les clichés associés à ces arts. Dans ce monde sens dessus dessous, rien ne paraît sensé; mais la situation inverse l’est-elle vraiment plus?

L’écrivain pratique un renversement semblable, mais beaucoup plus provocante, dans L’Envers du placard: il imagine un New York futuriste où les gais forment la tranquille et normale majorité; et les hétéros, la minorité suspecte. Un monde qui ressemble à une sorte de négatif du nôtre – le Moyen-Orient y est une destination vacances de "détente"…

L’astucieuse idée (il suffisait d’y penser) a l’avantage de faire ressortir toutes nos intolérance imbéciles – genre: ils sont partout, ou les expériences sur le "gène hétéro" – en les retournant comme un gant. Mais du même souffle, Amis n’est pas sans porter un regard acéré sur cet univers homosexuel: la sexualité débridée, les longues séances au gym, qui contraignent de plus en plus la démarche du héros boursouflé… Qui donc est pris au piège de la parodie, ici?

Martin Amis s’amuse à renverser les pyramides de pouvoir et de majorité, à étaler sans vergogne les stéréotypes, dont il joue parfois avec légèreté. Mais il décape ainsi le monde de sa couche d’apparente normalité. Loin des bons sentiments, avec peu d’indulgence pour notre monde qu’elle raille intelligemment, la satire nous oblige finalement à questionner nos a priori et à regarder les choses autrement.

Eau lourde, de Martin Amis
Traduit de l’anglais par Jean-Michel Rabaté
Éd. Gallimard, 2000, 314 p.

Eau lourde
Eau lourde
Martin Amis