A. M. Molina : Contes de faits
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A. M. Molina : Contes de faits

Univers touffu, virtuoses circonvolutions narratives, récit qui s’entortille avec brio dans de longues phrases: qui lit Antonio Muñoz Molina a l’impression de plonger dans un monde clos, qui vous happe par sa densité dramatique.S’il fallait se convaincre de la remarquable maîtrise stylistique et narrative du grand écrivain espagnol, il suffirait de lire Rien d’extraordinaire, la longue histoire qui ouvre son recueil de nouvelles du même titre. De cette saisissante histoire, il ne faut pas trop révéler la substance, question de ne pas déflorer le suspense.

Univers touffu, virtuoses circonvolutions narratives, récit qui s’entortille avec brio dans de longues phrases: qui lit Antonio Muñoz Molina a l’impression de plonger dans un monde clos, qui vous happe par sa densité dramatique.

S’il fallait se convaincre de la remarquable maîtrise stylistique et narrative du grand écrivain espagnol, il suffirait de lire Rien d’extraordinaire, la longue histoire qui ouvre son recueil de nouvelles du même titre. De cette saisissante histoire, il ne faut pas trop révéler la substance, question de ne pas déflorer le suspense.

Disons qu’un écrivain y remonte le cours d’une expérience cauchemardesque qu’il a vécue, récit provoqué par la vision terrifiante d’un couple au détour d’une rue de Grenade: Funes et Juana, son meilleur ami du temps de l’université, et la femme, détestable à force de militantisme accusateur, qui l’a arraché à lui, quinze ans plus tôt. Avec une délectable ironie – qui n’épargne pas non plus sa propre personne -, le narrateur accable cet inséparable duo de «pèlerins de la gauche» rescapés des années 70, figés par le temps, fossilisés dans leur anachronisme, lequel recouvre aussi bien leurs idéaux que leur apparence peu flatteuse.

Comme la chute, l’événement dont le protagoniste diffère la révélation («Je comprends que je retarde la fin de cette confession (…) parce que le simple fait de finir est déjà un présage, et parce qu’il me semble que l’acte d’écrire sans interruption protège ma vie»)
est effrayant, mais il faut voir les chemins de traverse qu’emprunte Molina pour nous conduire là! En préface, l’auteur de Pleine Lune (prix Femina étranger en 1998) écrit qu’il a suivi les digressions et qu’elles ont fini par mêler sa propre vie et ses souvenirs à l’histoire.
Ces apartés – où l’on trouve notamment des réflexions sur le métier d’écrivain -, amalgames de phrases d’une longueur étourdissante, apportent une épaisseur et une profondeur sans pareil au récit. Beaucoup plus qu’une simple histoire de peur, Rie d’extraordinaire est à la fois une magistrale leçon de narration, et un conte envoûtant sur le passé, le temps et la mémoire.

Ce dernier thème est l’un de ceux qui traversent ce recueil onirique révélant l’étrangeté du monde. Il y a une cohésion subtile dans ce livre qui s’est construit entre 1983 et 1993, comme à l’insu de l’auteur, «au hasard des circonstances et des commandes». À l’image de la nouvelle Les Eaux de l’oubli, l’oeuvre traverse la frontière qui sépare le familier du surnaturel, le monde des morts de celui des vivants, la mémoire de l’amnésie.

Même quand le fantastique ne hante pas les nouvelles – généralement assez courtes -, elles mettent en jeu des incursions dans un univers parallèle, sur lequel flotte un sentiment d’irréalité, qui n’est parfois que celui du désir ou du désespoir. Jusqu’à l’amour, ressenti comme impossible, qui est de l’ordre du rêve, ou de nature fantomatique, une créature issue de l’autre monde, un fantasme prompt à s’évanouir.
Pas toutes de la même force, mais rarement linéaires et brillamment racontées (avec sa forme circulaire et sa frontière brouillée entre fiction et réalité, la brève Brouillon d’une histoire évoque notamment la fameuse Continuité des parcs, de Cortazar), les nouvelles jouent sur cette zone trouble où l’étrangeté émerge de l’ordinaire. Bercé par l’écriture de Molina («Ce soir-là, en éteignant la lumière, Santiago Pardo s’était dissous dans l’ombre comme si quelqu’un avait cessé de penser à lui»), on demeure sous leur charme inquiétant jusqu’à la chute, en parfaite adéquation avec le reste. Ensorcelant.

Rien d’extraordinaire
d’Antonio Muñoz Molina
traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon
Éd. du Seuil, 2000, 232 p.