99 francs : À la recherche du sens perdu
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99 francs : À la recherche du sens perdu

On a dit beaucoup de choses à propos de Frédéric Beigbeder, et surtout, que le succès de son livre était en complète contradiction avec les propos qu’il tient dans son tout récent roman: 99 francs. Si la publicité rend fou, le jeune journaliste et romancier français, qui gagnait sa vie comme rédacteur publicitaire, a pourtant trouvé une façon originale de sortir de l’impasse, et en profite pour nous forcer à réfléchir. Que demander de plus?

On a dit beaucoup de choses à propos de Frédéric Beigbeder, et surtout, que le succès de son livre était en complète contradiction avec les propos qu’il tient dans son tout récent roman: 99 francs. Si la publicité rend fou, le jeune journaliste et romancier français, qui gagnait sa vie comme rédacteur publicitaire, a pourtant trouvé une façon originale de sortir de l’impasse, et en profite pour nous forcer à réfléchir. Que demander de plus?

Octave, le héros de 99 francs, est "créatif" dans une boîte de pub, couvert de succès, si l’on en juge par les grands moyens dont il dispose, qui lui donnent accès à plein de plaisirs, et, ultime référence, aux plus belles filles (n’oublions pas qu’on est en France). "La plupart du temps, l’amour est hypocrite: les jolies filles tombent amoureuses (sincèrement, croient-elles du fond du coeur) de mecs comme par hasard pleins aux as, susceptibles de leur offrir une belle vie de luxe. C’est pas pareil que des putes? Si."

Le succès lui donne aussi accès à quelques "traits" de cocaïne quand il déprime, aux plus beaux voyages, et à toutes les marques de vêtements, au cachemire surtout, parce que les autres matières lui donnent des boutons. Le succès, pour lui et ceux qui l’entourent, se mesure à la célébrité, au pouvoir de l’argent.

Mais Octave, au fond, est un pur; lui qui avait vendu son âme au diable, voudrait bien la racheter, et sabote de l’intérieur la méchante machine de la pub qui veut l’avaler tout rond. "Elle finance la télévision, dicte la presse écrite, règne sur le sport (ce n’est pas la France qui a battu le Brésil en finale de la Coupe du Monde, mais Adidas qui a battu Nike"), dénonce Octave.

Alors il multiplie bêtise sur bêtise pour se faire renvoyer de la Rossery and Witchcraft, compagnie qui rend illustres les marques mondiales, de Wonder Bra à Danone, que Beigbeider transforme ici en Madone, pour qui Octave devra trouver ses slogans afin de vendre le yaourt tristement nommé Maigrelette.

***

Dans cette aventure, Beigbeder en profite pour tirer sur tout ce qui bouge, et régler des comptes avec des gens en qui, visiblement, il n’a plus aucune confiance. Frédéric-Octave se cherche. Tellement, que son roman est construit en six chapitres intitulés Je, Tu, Il, Nous, Vous, Ils, parties d’un même ensemble, mais dont chaque point de vue donne une autre perspective sur la vie du héros, et sur le sujet de sa colère. Après un "je" incarné, volontaire, il change de pronom, façon supplémentaire d’invectiver ses détracteurs. "Toutes ces marques sont rigoureusement inattaquables. Elles ont le droit de vous parler, mais vous n’avez pas le droit de leur répondre. Dans la presse, vous pouvez dire des horreurs sur des personnes humaines mais essayez un peu de descendre un annonceur et vous risquez très vite de faire perdre à votre journal des millions de francs de rentrées publicitaires."

En s’appropriant tous les points de vue de son histoire, Beigbeder rend la narration brouillonne; il semble vouloir cerner le sujet sur tous les fronts (moral, économique, psychologique, sociologique), comme s’il cherchait à saisir coûte que coûte les effets de la publicité. Le résultat: un objet hybride, un roman qui est aussi un essai, un pamphlet, une sorte de journal expérimental. Sur le plan graphique, cela donne un livre où l’on se permet les italiques, les caractères gras, les capitales à tout crin: comme si l’auteur avait besoin de sortir des conventions éditoriales pour pouvoir faire exister son récit, et faire retentir sa parole.

Ce que révèle surtout Frédéric Beigbeder à travers 99 francs, c’est que la publicité a tellement intégré le discours social que l’individu (et peut-être aussi l’écrivain) ne pense plus par lui-même. Il recycle, met bout à bout des phrases déjà entendues, des expressions toutes faites, provenant de slogans qui bombardent l’humain dès son enfance. Sur le plan littéraire, le roman est beaucoup plus inventif qu’il n’y paraît, puisqu’il arrive à donner un sens nouveau à ces slogans tout trouvés, mille fois rabâchés. Le langage des publicistes, et de toute leur petite cour, est également empreint de codes: les mots anglais qui truffent toutes les conversations vachement branchées; l’ironie, conjuguée à tous les temps, etc. Bref, nous dit Beigbeder, nous ne parlons plus qu’en termes empruntés, récupérés.
C’est la plus grande force de 99 francs, que de parvenir, malgré ces avatars, à conférer de la substance au langage de la pub. "J’aime imaginer des phrases. Aucun métier ne donne autant de pouvoir aux mots. (…) Il faut admettre qu’il n’existe pas d’autre métier où l’on puisse s’engueuler pendant trois semaines à propos d’un adverbe."
Ce que déplore Beigbeder, c’est la mort de l’invention. Il reste la littérature, parfois si proche de la pub, mais ô combien plus libératrice!

99 francs
Éd. Grasset, 2000, 282 p.