Actualités littéraires : Les romanciers français ont-ils fini de se regarder le nombril?
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Actualités littéraires : Les romanciers français ont-ils fini de se regarder le nombril?

Le roman français est en train de changer. C’est ce que disent en tout cas plusieurs observateurs, critiques ou écrivains, qui bénissent l’ouverture d’esprit de la relève, et la place faite aux francophones d’Afrique ou d’ailleurs.

"Je suis cinquième sur la liste de L’Express, aujourd’hui 16 septembre. Et cinquième aussi sur la liste de Paris-Match dans les librairies du seizième. Je suis la meilleure vente de tout le groupe Hachette, devant Picouly et devant Bianciotti."
Plusieurs auraient préféré que Christine Angot trempât tranquillement sa madeleine dans une tasse de thé, plutôt que de scruter le petit monde parisien à la loupe, accusant les uns et les autres d’horribles ignominies. Revenue sur la sortie de L’Inceste, paru en 1999, et sur le drame national que constitue son succès (!), Angot continue de secouer le roman français dans Quitter la ville, tout ça en parlant de ses émotions, de ses frustrations, de ses désirs, de ses angoisses. Pourtant, les succès de librairie sont le fruit d’auteurs bien différents: les Beigbeder, Lydie Salvayre, Ahmadou Kourouma, Nina Bouraoui et Michel Houellebecq parlent de notre monde, de notre réalité et délaissent l’univers tourmenté de leur propre psyché. Un tournant, selon certains critiques français.

Le vent nouveau
À preuve: dans le magazine Lire du mois de septembre, le journaliste Pierre Assouline enterrait dans son éditorial le "nombrilisme" du roman français, saluant l’apport de voix francophones venues d’autres pays. Comme en témoigne bellement le prix Renaudot 2000, Allah n’est pas obligé, de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, qui n’a pas besoin du "ministère de l’intérieur du style" parisien pour écrire… "Les romans venus d’autres horizons occupent aujourd’hui une place importante dans le paysage littéraire, confirme Christine Ferrand, spécialiste du roman français à Livre-Hebdo, un magazine qui fait autorité dans le milieu. L’attribution du prix Renaudot 2000 à Kourouma, me paraît en être une nouvelle preuve éclatante. D’autant que le livre a manqué de peu le grand prix Goncourt tout en remportant celui des lycéens. On assiste en France à un vif intérêt pour la littérature africaine, avec la création de collections destinées à la mettre particulièrement en valeur comme, par exemple, "Continents noirs" chez Gallimard."

Selon Jean-François Chételat, responsable de la Librairie Gallimard à Montréal, la littérature française subit en somme le même sort que la musique. "La littérature se nourrit des écrivains francophones hors France, c’est vrai, et ce n’est pas d’hier. Comme la musique s’est nourrie des Rachid Taha, et des Khaled, la littérature aussi s’est enrichie des Chamoiseau, par exemple. Cet auteur avait tout de même gagné un Goncourt, alors qu’il n’était pas nécessairement "grand public"."

Selon Chételat, les derniers livres d’Angot (contrairement, dit-il, à ses premiers, plus romanesques et plus beaux) sont éminemment français. "On ne peut faire ça qu’en France… Alors que le projet initial de Quitter la ville était pourtant intéressant (parler de toutes les villes qu’elle avait quittées: c’était une belle idée), elle a fini par ne raconter que sa campagne de promotion et régler ses comptes… Plutôt ennuyeux. Et d’ailleurs, commercialement, ce livre ne marche pas. C’est vraiment quelqu’un qui pousse le nombrilisme à son maximum."

Selon Ferrand, l’aventure autobiographique d’Angot n’est pas nécessairement nombriliste. "Dans Quitter la ville, elle brosse un tableau particulièrement vivant des médias et des moeurs de Saint-Germain-des-Prés. Ce qui montre qu’on ne peut pas opposer systématiquement autobiographie et ouverture sur la réalité sociale." Et que même Saint-Germain-des-Prés vit des crises existentielles. Effectivement: pourquoi ne pas en parler?

La vraie vie
Selon Ferrand, le renouveau vient plutôt d’un souci assez récent. "On sent chez plusieurs écrivains le désir de se colleter avec la réalité: Michel Houellebecq se livre à une analyse acide de nos relations avec le sexe, tout en intégrant à ses romans les avancées de la biologie ou la place de plus en plus importante de la technologie. Autre exemple: la virulente critique de Frédéric Beigbeder (99 Francs) du monde de la publicité a rencontré l’adhésion d’un large public puisque le livre a dépassé les 200 000 exemplaires en deux mois. Lydie Salvayre, elle, stigmatise le regard des nantis de nos sociétés sur la misère."
Christine Ferrand proteste donc contre nos accusations… "C’est un mauvais procès aujourd’hui que de traiter la littérature française de nombriliste, déclare-t-elle. L’une des caractéristiques des jeunes écrivains est justement de se pencher sur la réalité économique et sociale, sur la vie contemporaine."

Lydie Salvayre (auteure de romans sensibles et originaux tels que La Compagnie des spectres, Les Belles Âmes), que nous avons jointe par téléphone à Paris, confie pourtant qu’il est très difficile de parler du "social" en France. "Je crois qu’il y a une phobie ici quant à parler de la chose sociale. Je lisais récemment un roman de Dostoïevski, Le Bourgeois de Paris, qui constatait la même chose à l’époque: il y a une vraie résistance, on dirait que c’est quasiment tabou de parler de pauvreté, de misère sociale, même de politique. C’est donc très difficile de percer pour des écrivains qui veulent toucher de tels sujets. Cela ne veut pas dire qu’ils ne trouvent pas de public, mais c’est difficile."

Le chaînon manquant
Selon Jean-François Chételat, la pratique du genre policier par des auteurs plus politisés, participe également au renouveau littéraire hexagonal. "Je crois que le polar donne une bonne dose d’air frais au roman français actuel. De nouveaux auteurs, je pense à Fred Vargas, ou à Gilles Leroy (Soleil noir), changent un peu la manière d’écrire le polar, d’une part; mais y développent également une critique sociale. Ils sortent du "567" (les 5e , 6e et 7e arrondissements): on avait jusque-là l’impression que le polar français ne pouvait s’épanouir que dans ces lieux si parisiens. Ces auteurs parlent de la province, du racisme qui sévit dans les campagnes, de l’étroitesse d’esprit, du fascisme, etc."

Le ministère de l’intérieur du style serait-il squatté par des éléments perturbateurs? Ferrand dit en tout cas que les écrivains cherchent de la chair à mettre autour de leur os, et, pour cela, sortent de leur petit monde. "Cela se traduit en particulier par l’utilisation plus fréquente des faits divers comme matériau de base par des romanciers qui ne sont pas des auteurs de romans policiers. Je pense par exemple à Emmanuel Carrère (L’Adversaire) ou à Marc Weitzmann (Mariage mixte). Dans ce dernier cas, le recours au fait divers n’est d’ailleurs pas incompatible avec une forme d’autofiction. En fait, très largement, ce qui anime beaucoup d’écrivains, avec d’ailleurs un large écho chez les lecteurs, c’est le "vécu"."

Le vécu, n’est-ce pas le nombril des autres? "Ce n’est pas parce que l’on parle de soi, ou de faits vécus par d’autres, qu’un roman est mauvais, objecte Jean-François Chételat. Dans l’autofiction, il y a des gens comme Annie Ernaux ou Camille Laurens, plus récemment, qui choisissent des démarches littéraires tout à fait passionnantes, et leurs textes sont de haute qualité. C’est peut-être de l’autofiction, mais c’est d’abord de la littérature. De la très bonne littérature."

Lydie Salvayre pense, elle, qu’un écrivain ne peut bien parler du monde que s’il parle aussi de lui-même. "D’ailleurs, dit-elle, je ne fais pas la différence. Je suis, comme romancière, la caisse de résonance du monde dans lequel je vis. Il y a entre le monde et moi un lien vital, et c’est cela que j’exprime."

Peut-être est-ce ce lien, unique, qui constitue la vraie voix d’un écrivain?