Jean-Jacques Schuhl : Ingrid Caven
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Jean-Jacques Schuhl : Ingrid Caven

Pour une rare fois, le prix Goncourt est une heureuse surprise: parce qu’il a été attribué à un roman qui ne ressemble en rien au genre d’ouvrages qu’on a l’habitude de voir couronnés par le Goncourt

Pour une rare fois, le prix Goncourt est une heureuse surprise: parce qu’il a été attribué à un roman qui ne ressemble en rien au genre d’ouvrages qu’on a l’habitude de voir couronnés par le Goncourt.

Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl, est un récit très troublant. Un homme y raconte la vie de la femme qu’il aime et qui le fascine: elle est allemande, et elle est chanteuse.

Enfant, elle a chanté pour les soldats, sous un immense portrait de Hitler. Une fois la guerre finie, elle décide, en compagnie de quelques autres artistes de sa génération, de ne pas oublier les horreurs dont son pays a été responsable: "(…) toutes elles ont joué, enfants, dans les ruines de leur pays. Elles rêvent, elles veulent faire du nouveau, oui d’accord, mais ces ruines encore un peu fumantes, poussière d’os abandonnés derrière par leurs parents, elles n’allaient pas les laisser comme ça à l’oubli [où] propres et retapées, elles allaient les prendre, se les coltiner un peu, s’en faire des parures, s’il le faut, les exhiber un peu au milieu du reste, ces restes, se garder d’être trop vite trop "propres"."

Dans les années soixante-dix, cette chanteuse deviendra l’une des figures emblématiques du cinéma allemand de l’époque. Le grand amour de sa vie sera par ailleurs le plus important cinéaste du temps. Elle épousera ce jeune homme de génie mais laid, qui défraie la manchette en compagnie du jet-set artistique international, et qui, la nuit, se réfugie souvent dans les saunas homosexuels des capitales où il séjourne. Il mourra à trente-huit ans d’une overdose.

Petit détail: Ingrid Caven existe vraiment! Elle a effectivement tourné des films, et elle continue à chanter sur les principales scènes d’Europe. Le réalisateur qui fut son mari est Rainer Werner Fassbinder. Car bien qu’il porte l’étiquette de roman, Ingrid Caven est un récit biographique, et Jean-Jacques Schuhl est l’actuel compagnon d’Ingrid Caven.

C’est dire que ce livre a quelque chose de proprement indécent. On est malgré tout justifié de le mettre au rayon du roman. Parce que son intérêt tient en grande partie au ton sur lequel il est écrit: par exemple, lorsque Caven se rappelle avoir "entendu raconter que [dans les camps de concentration] des violonistes accueillaient les passagers des trains sur un air de tango, pour les tromper […], et maintenant c’était toujours dans ma tête, même si ça cadrait mal avec le reste de ma vie: les cigarettes de hasch, les premiers rôles au théâtre, au cinéma, les amitiés turbulentes et gaies. Oui, on les avait emportés au son des violons pour qu’on n’entende pas les cris, c’est ça la joliesse kitsch. Beaucoup de musiques dans la vie sont là pour nous tromper."
Ingrid Caven est un bouquin déroutant, touchant et triste, qui nous convainc que les années soixante-dix peuvent se lire comme le dernier chapitre d’un roman terrible, intitulé 20e siècle, et dont les rares personnages vraiment attachants n’ont cessé, depuis les années vingt, d’afficher le même "aristocratisme vaguement voyou".

Éd. Gallimard, coll. L’infini, 2000, 303 p.