Marie Laberge : Le goût des autres
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Marie Laberge : Le goût des autres

Infatigable, la romancière MARIE LABERGE s’est lancée dans une aventure de longue haleine: une saga historique racontant un Québec peu connu, qui promet de faire sensation. À l’occasion de la sortie de Gabrielle, premier tome de la trilogie, Laberge nous raconte le rêve qu’elle réalise  aujourd’hui.

Il aura fallu la menace de la cinquantaine pour que Marie Laberge se décide enfin à écrire la grosse saga dont elle rêvait depuis des lustres. Afin de passer ce cap que tous lui prédisaient "épouvantable", elle s’est lancée dans un projet de longue haleine: une trilogie historique baptisée Le Goût du bonheur, dont le premier opus, Gabrielle, sort cette semaine, en même temps que la romancière atteint la décennie fatidique.

"Il faut avoir un peu d’expérience de vie pour écrire une saga, explique Marie Laberge, à peine débarquée de Paris, où la Comédie-Française présente sa pièce Oublier, et toujours aussi rayonnante. On ne peut pas écrire ça à 30 ans. En même temps, il faut avoir de l’énergie. Alors, 50 ans, ça me semblait pas pire… J’espérais avoir assez de souffle pour la faire."

Et du souffle, sa trilogie en commandait: une somme de 2000 pages, dont elle a pondu le premier jet d’une seule lancée, en huit mois très intenses. Et qu’elle peaufine depuis, tout en ayant trouvé le temps de publier La Cérémonie des anges. Après la venue au monde des deux tomes suivants (Adélaïde, prévu pour avril 2001, et Florent, pour dans un an), l’auteure va s’accorder une pause. Pour la première fois, Marie Laberge n’aura aucun livre en chantier, aucun manuscrit en banque.

"Je veux m’offrir une année juste à moi. Ça ne veut pas dire que je n’écrirai pas, mais que je n’aurai pas fait de promesses d’écriture, ni à moi-même n aux gens. C’est étrange, la façon dont on nous demande continuellement: c’est quoi vos projets? Des vies planifiées deux ans à l’avance, j’aime pas ça. Je vais avoir de la misère à décélérer, je le sais: je ne suis pas ben bonne sur le frein (rires). Mais je pense que j’en ai besoin. Je ne veux pas radoter. C’est la grande terreur quand on vieillit. Et je veux juste vivre. J’ai travaillé en maudit. Ces personnages-là m’ont fascinée suffisamment pour que je reste trois ans avec eux."

Le sens de l’Histoire
Tout un petit monde, dont Laberge parle comme s’ils étaient réels, et que la trilogie fait vivre de 1930 à 1967. Une période charnière, selon l’auteure. "À mon avis, la Révolution tranquille a commencé avec la Crise. Quand les choses changent, c’est qu’elles se sont préparées avant. Il n’y a pas eu un seul facteur qui avait fait que les choses ont éclaté, Dieu merci. Sinon, on n’absorbe pas le changement, on le subit. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller voir en dessous du banc de neige avant qu’il ne fonde. En 1929, les rapports de force ont changé. L’exploitation des Québécois a été assez outrancière, et je crois qu’il y a eu un mouvement de révolte. L’extrême pauvreté a produit ce que l’Église catholique redoutait tant, excitant le désir de changer les choses. Il faut toujours être profondément humilié pour relever la tête. C’est pareil pour les femmes: il y a un moment où c’est assez. La loi était ignoble pour les femmes. Aucune reconnaissance, aucun droit."

Marie Laberge désirait faire sentir la respiration de cette époque pas si lointaine, et rappeler à quel point la société québécoise a bougé. "On n’a presque pas de sens de l’Histoire. C’est fou parce qu’on avance de plus en plus vite. Je voulais montrer comment on se sent en 1930, comment on vit, comment on aime, comment on censure, et comment chacun essaie, selon ses moyens, de prendre une sorte de pouvoir personnel sur sa vie. L’important pour moi, c’est comment chaque être humain négocie avec l’obligation sociale."

Le grand combat des personnages de Gabrielle est de trouver et d’affirmer qui ils sont, au sein d’une société hypocrite, corsetée par les convenances et les préceptes du puissant clergé. Le verbe-clé qui a le plus inspiré l’auteure, c’est "transgresser". "J’avais besoin de personnages capables de transgresser la loi qui avait été enseignée. C’est comme ça qu’on avance. Pas en obéissant."

Apprendre à résister
Désobéir, dire non, c’est ce que fait le personnage-titre quand elle le croit nécessaire. Combative, lucide à ses heures, naïve à d’autres, cette mère de famille croyante s’éveille peu à peu aux injustices du monde qui l’entoure. Gabrielle révolutionne les choses dans son milieu, à une échelle personnelle, plutôt que sur la scène politique.

"Pour moi, c’est comme ça que ça s’est fait. Je pense que lorsque Thérèse Casgrain a commencé à militer, les Canadiennes françaises n’écoutaient pas. Les anglophones étaient plus révoltées parce que plus instruites. C’est sûr que l’évolution des femmes s’est faite à partir de démarches individuelles d’exaspération personnelle. Gabrielle fera des choses si ce sont ses filles qui risquent d’en avoir l’usufruit; ou alors pour en faire bénéficier les pauvres qu’elle aide. Il y a eu des femmes comme elle, qui avaient à coeur de changer des choses pour les enfants."

Des gestes aussi importants que les grandes batailles politiques. "La loi ne peut pas changer si la société ne change pas." Dans Gabrielle, le contexte sociopolitique (la misère engendrée par la Crise, la lutte des suffragettes, l’épidémie de tuberculose, la conscription…) s’incarne ainsi à travers des histoires, des dilemmes personnels. "Ce que j’aime beaucoup dans les sagas, c’est l’impression de s’instruire, sans jamais être en pédagogie. C’est par absorption du personnage que l’époque nous traverse. On a la pulsation rythmique d’une période, d’une autre manière de vivre les jours, de vivre les rapports humains. De vivre les mensonges, de ménager les apparences."

La condition des femmes, les relations entre Canadiens français, Anglais, juifs, mais aussi le rapport à la sexualité, "l’une des choses qui ont le plus changé dans notre société", tissent la trame de Gabrielle. "Pour moi, le désir est l’une des forces fabuleuses de la vie. Ça incarne notre soif de vivre, d’être dans le monde, notre vitalité. Mais le désir a été traité différemment selon les époques. Actuellement, comment peut se sentir quelqu’un qui n’a aucune envie de sexualité? Ça a-tu du bon sens qu’on se sente anormale parce qu’on a 17 ans et qu’on n’a pas encore envie? C’est une ère assez cruelle pour une jeune fille."

La sexualité-marchandise d’aujourd’hui ne trouve guère plus grâce à ses yeux que le désir réprimé de l’époque à l’eau bénite. "Il y a autant de manières de désirer qu’il y a d’êtres humains. On ne peut pas imposer de norme. Ni la loi de l’homme, comme en 1930; ni celle du marché, comme maintenant. Dès qu’on est en présence d’une mode, de moeurs dont on essaie de faire une normalité, on éloigne les gens d’eux-mêmes. Et c’est de plus en plus difficile de savoir qui l’on est, de quoi l’on a envie, ce qu’il faut faire pour être soi."

Au-delà de l’Histoire, ce qui domine dans Gabrielle, ce sont encore les relations humaines, le lien amoureux, les passions impossibles, le désir qui gronde… S’il se conjugue, pour la première fois, au présent de l’indicatif, et qu’il fait surtout vivre les personnages à travers les dialogues, le roman ne devrait donc pas trop dépayser les fans de Marie Laberge, dans ses thèmes. "Je pense qu’un écrivain a trois ou quatre thèmes fondamentaux. Et l’art, ce serait de réussir à les traiter de façon différente, mais toujours vibrante. Les thèmes qui me sont essentiels: le rapport qu’on a avec le deuil, avec le sexe, avec la solitude aussi; et, bien sûr, les gens."

Elle a aussi à coeur de raconter une bonne histoire, afin de permettre aux lecteurs "d’avoir un effet de reconnaissance d’un élément intérieur, de les rendre moins seuls pour un moment". "Une bonne histoire qui nous aide à traverser une mauvaise passe, c’est précieux, pense la romancière. J’ai des ambitions littéraires, évidemment. Mais pour moi, une phrase simple et limpide, qui forme une image dans l’esprit du lecteur, c’est plus précieux qu’une phrase si ciselée qu’on se dit: "Mon Dieu comme elle écrit bien!" Je ne veux pas qu’on pense à moi, mais à la personne dont je parle. Pour moi, il faut que le roman ait une pulsation, qu’il soit charnel. Que les lecteurs sentent les émotions, qu’ils aient envie de rire, parfois. Il n’y a rien au monde que j’aime davantage. C’est simple, hein? Mais pour moi, c’est ça."


Gabrielle
S’étalant de la Crise à la Grande Guerre, Gabrielle dresse le portrait d’une famille élargie de la petite-bourgeoisie de la Vieille Capitale, confrontée aux interdits de l’époque. Edward et Gabrielle forment une rareté dans une société sectaire: un couple très amoureux qui élève ses cinq enfants de façon plutôt libérale, et qui a pour amis des anglophones et des juifs.

Comme toute saga digne de ce nom, Gabrielle vend aussi du rêve, à travers quelques personnages plus grands que nature: Gabrielle, la beauté qui ensorcelle tous les coeurs, toujours magnifiquement parée; Nic, le riche prince charmant inaccessible… On pourra être agacé par certaines dérives lyriques et par ces personnages qui semblent parfois cristalliser toutes les vertus. Mais le tableau d’ensemble est vivant, malgré ses longueurs et ses inégalités, révélant une écriture plus fine que ne le commande généralement le genre. On s’attache à la petite faune imaginée par Marie Laberge. Éd. du Boréal, 2000, 605 p.

Gabrielle
Gabrielle
Marie Laberge