Des causes perdues / Huis clos entre jeunes filles : Masculin féminin
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Des causes perdues / Huis clos entre jeunes filles : Masculin féminin

France Théoret et Guy Cloutier proposent depuis plusieurs années des univers très singuliers. Dans son nouveau roman Huis clos entre jeunes filles, la première fait découvrir les méandres de l’amitié; Des causes perdues, un recueil de nouvelles, décrit les ravages de l’amour, à travers la voix d’un homme solitaire.

Deux voix importantes que celles de France Théoret et de Guy Cloutier. Ouvrant depuis de nombreuses années en littérature, ces écrivains figurent parmi les piliers de l’institution littéraire québécoise. Institution qu’ils ont d’ailleurs sérieusement ébranlée, notamment à leurs débuts. Comme l’a démontré la production de France Théoret dans les années 70 et 80, alors qu’elle embrassait la cause féministe de l’époque, et s’engageait dans toutes sortes de projets, et non des moindres: elle fut du collectif La Nef des sorcières (1976), de La Barre du jour, publia poésie (Bloody Mary, Une voix pour Odile, Vertiges), romans et essais, et cofonda la revue Les Têtes de pioche, ainsi que Spirale. Huis clos entre jeunes filles, un roman, raconte en flash-back l’enfance d’une adolescente pensionnaire, qui étudie pour devenir institutrice.

La narratrice se souvient de ces "chambrettes" où travaillaient, vivaient, rêvaient les jeunes filles. Effacée, plus solitaire, elle fait la découverte d’elle-même, ni plus ni moins. Commençant d’abord par décrire l’endroit, la disposition des meubles, l’ambiance, la narratrice entre peu à peu dans le souvenir, puis s’y retrouve de plain-pied, entraînant ses lecteurs dans son enfance, son innocence, ses découvertes. "L’espace privé qui m’était assigné s’apparenta tout de suite au bien-être. J’étais une solitaire, du moins je me pensais telle. Les rideaux transformaient le lieu anonyme en un espace précieux, la nuit s’ouvrait à moi. La veille, je m’étais couchée avec l’impression qu’il y avait une seule cellule dans le dortoir, la mienne. Je possédais un espace considérable simplement parce que j’y étais seule."

Théoret aborde dans ce livre le thème de la solitude, révélée par l’amitié, un sentiment nouveau qui l’accompagnera jusqu’à sa vie d’adulte, telle que nous la retrouvons dans la troisième et dernière partie du roman. Elle esquisse les portraits de Muriel, et sa voix suave, de Marie-Paule, de Josée, de Sylvie, et de Yolande, qui la trouve "superficielle", et lui retire son amitié. "Yolande quitta l’école. Les rideaux de sa chambre furent attachés à la mince cloison, le dessus-de-lit recouvrit le matelas. J’avais perdu mon amie. Je détournais le regard quand je passais devant sa cellule ouverte. Je m’accusais de n’avoir pas su lui parler. Je sentais mon pouls, j’avais mal. Dès qu’elle avait eu prononcé la rupture, il avait été trop tard pour protester."

Il faut quelques pages avant d’entrer dans le vif du sujet, et passer aussi sur quelques phrases lourdes, sibyllines ("Sa lucidité verbale éveilla mes craintes irrationnelles proches du désarroi."). Un brin trop abstraits, certains passages éloignent de l’émotion, de la matière romanesque qui donne chair au récit, aux personnages.

En avant la musique
Si c’est à un univers féminin que convie Théoret, Guy Cloutier, avec Des causes perdues, fait entrer le lecteur dans celui d’un homme amoureux. Par ce recueil de trois nouvelles, l’écrivain, également nouvelliste, romancier, professeur et animateur de la vie littéraire québécoise (il est à l’origine de la série de rencontres culturelles Poètes de l’Amérique française), aborde l’amour contrarié, incompris, trompé, dévastateur, mais surtout solitaire. S’adressant à Gérald, il examine ses plaies et fait ses confessions. "À mon retour de vacances, si je ne suis pas allé entendre Noëlle chanter au Théâtre lyrique, ce n’est pas seulement parce que je me sentais de trop. De toute façon, je ne suis même pas sûr que ça m’intéressait vraiment; c’est à se demander ce qu’elle est allée chercher dans cette galère, c’est d’un amateurisme gnangnan. Je n’y suis pas allé parce que Noëlle elle-même l’avait souhaité."

Mais à travers la première nouvelle, comme les deux autres, du reste, Guy, le narrateur, soliloque sur la littérature et l’art et, plus particulièrement, sur la musique. Pari difficile que d’évoquer la musique dans un texte, que d’essayer de l’inclure dans la prose, autrement que thématiquement. Comment faire? Écrire en s’imprégnant d’un concerto? En l’écoutant un million de fois? Qui va l’entendre derrière les mots?

Cloutier a choisi de lui donner une place, graphiquement, et thématiquement; on retrouve donc des pages couvertes de portées musicales avec des textes de fiction remplaçant les inscriptions traditionnelles sur les partitions; et l’écrivain raconte les "moments musicaux" dans la vie de ses personnages: par exemple, sa correspondante, dans la deuxième nouvelle, écoute Ravel, joué par André Laplante. Ou encore, Noëlle, dans la première, est chanteuse, ce qui procure une occasion d’évoquer le thème sous l’aspect technique, philosophique, etc.

Cloutier accorde également une place au dessin, en parsemant le recueil d’illustrations de Julius Baltazar, sur lesquelles sont reproduites des calligraphies de Jean Cortot.

Bref, ce livre est un objet d’art, autant que son contenu lui est dédié. Mais cela ne fait pas pour autant trois excellentes nouvelles. La première (Ingresso con scappatoia) est fort convaincante, et fait exister le couple qui vient de mourir, le chagrin d’amour, la solitude que connaît le narrateur. Dans une langue très élégante, une écriture travaillée, Cloutier parvient à incarner ses personnages. La seconde (Lento rigolanto), bien que constituée d’une correspondance minimaliste, réussit encore à nous faire croire à l’histoire des amoureux (ce ne sont pas vraiment les mêmes). Mais dans la troisième (Con un silenzio fiacco), il est difficile de suivre le narrateur, emberlificoté dans ses pensées et dans ses phrases, effaçant le personnage derrière une écriture compliquée. Dommage, car le pari de nous faire croire à la présence de la musique est, lui, brillamment relevé.

Huis clos entre jeunes filles
de France Théoret
Éd. Les Herbes rouges, 2000, 136 p.
Des causes perdues
de Guy Cloutier
Éd. L’instant même, 2000, 112 p.

Des causes perdues / Huis clos entre jeunes filles
Des causes perdues / Huis clos entre jeunes filles
Guy Cloutier / France Théoret