J'écris comme je vis : Je est un autre
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J’écris comme je vis : Je est un autre

J’écris comme je vis , c’est le titre d’un livre d’entretiens réalisés par Bernard Magnier avec Dany Laferrière. C’est également tout un programme, quand on est l’auteur, entre autres, de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer…!

Vous avez beau avoir lu tous les romans de Dany Laferrière, quelque chose reste insaisissable chez cet écrivain. Ses livres ont beau être autobiographiques (on pourrait chicaner sur la véracité de cette affirmation un peu rapide, mais bon, il nous raconte tout de même sa vie!), on a toujours l’impression que l’on ne connaît pas vraiment Dany Laferrière, et que ce mystère lui convient d’ailleurs parfaitement.

J’écris comme je vis présente des entretiens réalisés avec le journaliste Bernard Magnier (directeur de la collection Afriques aux éditions Actes sud, anthologiste), alors que Laferrière passait quelques mois en France en "résidence d’écrivain", comme on dit. Les deux hommes ont échangé sur une foule de sujets, tous chers à Laferrière, et pour la plupart présents dans "Cycle américain", achevé cette année avec Le Cri des oiseaux fous.

L’ouvrage se présente sous forme de questions et réponses, et chaque thème est identifié en en-tête de page, de manière à facilement nous retrouver. Si vous avez envie de lire ce que raconte Laferrière sur la mort (La mort, je ne veux pas la voir, La Mort haïtienne), sur ses rapports avec les mots (L’Ivresse des mots) ou ses lectures d’enfance (Les Premières lectures), le vaudou ou le féminisme, il n’y a qu’à butiner au fil de ces conversations – qui prennent parfois le ton de la confrontation amicale, pour notre plus grand bénéfice.

De bonnes questions
Bien sûr, l’intérêt du livre est sa matière première: l’"écrivain" Dany Laferrière, sa vie (son matériau), ses pensées, ses idées sur la littérature et le monde en général. Mais ce livre n’aurait pas été aussi intéressant sans les questions pertinentes et originales de Bernard Magnier. Ainsi, celui-ci essaie de cerner cet homme qui se plaît à brouiller les pistes. Laferrière explique par exemple que l’homme qui écrit, le narrateur, n’est pas forcément l’auteur. Qu’en est-il alors du pari autobiographique? "L’écrivain est peut-être un célibataire, dit Magnier, mais l’auteur est marié et il a trois enfants. Pour quelqu’un qui écrit sur lui-même, leur absence est assez étonnante dans tes livres." Et toc.

En abordant cette question, les deux hommes évoquent l’un des principaux traits de l’écrivain: son rapport avec l’image qu’il projette de lui-même. Voici sa réponse: "En tant qu’écrivain, je me sens plutôt proche d’une rock star. La rock star, généralement, n’a pas d’enfants et n’est jamais chauve." Elle a beau être comique (Laferrière est le roi de la boutade), sa réponse n’en est pas moins révélatrice du fait que l’écrivain se dissocie volontairement de l’homme qu’il est (et qu’il entend rester) en retrait de la vie publique, et de la vie littéraire. Comme il le dit, son personnage n’est jamais tout à fait au premier plan", mais plutôt à regarder les autres: sa grand-mère Da dans L’Odeur du café; les filles dans Le Goût des jeunes filles; son ami Bouba dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Il dit également n’avoir d’yeux que pour Gasner, ce journaliste haïtien assassiné, dans Le Cri des oiseaux fous – on a pourtant la nette impression dans ce roman que le narrateur est, plus qu’ailleurs dans l’oeuvre, le personnage principal. Mais ce que révèle en fait Laferrière, c’est que jouer avec les différentes postures lui permet d’échapper à la catégorisation, et de garder son entière liberté de créer.

La langue de chez lui
Laferrière parle également des lieux qu’il habite, et de sa peur de confondre, un jour, Montréal avec un écran de télé. "De plus en plus, je remarque que je ne vais à Montréal que quand j’ai un livre qui sort ou si je reçois une invitation officielle d’un organisme. C’est très dangereux parce que, si ça continue, je vais finir par confondre Montréal avec la télé. Montréal prendra la forme d’un énorme téléviseur. Ce serait dommage parce que Montréal fait partie avec Petit-Goâve et Port-au-Prince des trois villes où je me sens totalement chez moi dans le monde."

Laferrière explique, en effet, qu’il ne vivrait jamais en France, par exemple. "Non parce que je traînerais un vieil héritage colonial, mais simplement parce que je n’ai pas envie de perdre mon temps à discuter tout le reste de ma vie de questions relatives à la colonisation ou à l’identité. Pour tout dire, je n’ai rien à foutre de la créolité, du métissage ou de la francophonie."

Comme écrivain, Laferrière peut très bien éviter, en effet, d’aborder ces thèmes qui le hérissent. Mais comme homme, comme citoyen, a-t-il vraiment le choix de répondre ou non aux questions? Non. Et cela nous vaut des pages fort intéressantes où il explique sa vision de la culture et de l’histoire haïtiennes, le folklore en moins. "Le mot Haïti existe dans ma chair. N’importe où dans le monde, quand j’entends ce nom, mon coeur se met irrémédiablement à battre plus vite."

Laferrière est un cas pour les amateurs de littérature. Il dit ne pas se soucier de la langue ("La culture m’intéresse, pas la langue"), mais développe tout un discours sur la pluralité des langues présentes dans ses livres (le rythme américain, créole, dans des livres écrits en français); et l’un de ses plus grands regrets, c’est qu’il "faille une langue pour écrire"! "Je n’arrive pas à comprendre l’idée de la beauté d’une langue. Voilà une chose qui ne me touche pas. Toutes les langues, si l’on veut s’exprimer de cette manière, sont sûrement à la fois belles et laides. Une langue maternelle ne pourra jamais être laide." Tout comme le monde de son enfance restera toujours un paradis.

Ceux qui connaissent l’oeuvre de Dany Laferrière retrouveront avec bonheur les thèmes et les personnages du "Cycle américain", et apprécieront cet ouvrage plein de verve, formidable compagnon de lecture.

J’écris comme je vis
Dany Laferrière
Entretienjs avec Bernard Magnier
Éd. Lanctôt, 2000, 247 p.

J'écris comme je vis
J’écris comme je vis
Dany Laferrière / Bernard Magnier