Les Poupées de Jérusalem / Urani, la ville des mauvais rêves : Le diable au corps
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Les Poupées de Jérusalem / Urani, la ville des mauvais rêves : Le diable au corps

Joann Sfar figure parmi les artistes les plus intéressants de la bande dessinée actuelle. Il le prouve encore dans deux albums originaux, l’un qu’il signe seul et l’autre, avec David  B.

Avec son graphisme vigoureux et son érudition en matière de mysticisme, Joann Sfar est passé maître dans l’art de créer les univers les plus loufoques, se moquant des stéréotypes des genres consacrés (aventures, polar et fantastique) qu’il revisite. Volumineuse, son oeuvre récente comprend des romans graphiques, tels que Paris-Londres et La Fille du professeur, ainsi que des séries populaires (Donjon, Merlin), réalisés seul ou en duo avec d’autres vedettes montantes de la bande dessinée francophone: Emmanuel Guibert, Lewis Trondheim, Christophe Blain.

Sa série Professeur Bell (chez Delcourt) a pour héros éponyme un personnage authentique dont Arthur Conan Doyle s’était inspiré pour créer Sherlock Holmes. Le premier tome, intitulé Le Mexicain à deux têtes, au trait polyvalent et aux dialogues truculents, annonçait un cycle prometteur. Un riche Mexicain dirigeant une maison de repos pour femmes désirait épouser une de ses patientes et consultait le chirurgien Bell pour qu’il lui fasse l’ablation de sa deuxième tête, laquelle faisait obstacle au mariage. Le héros, également expert de l’occulte, découvrait les mystérieux pouvoirs de cet organe surnuméraire, en même temps que l’horrible fonction de l’établissement de son patient.

Accompagné du corpulent inspecteur Mazock, Bell affronte à nouveau les forces du mal dans Les Poupées de Jérusalem. Chaque mille ans, le Diable est condamné à passer une semaine entre les murs de la capitale d’Israël, et seuls peuvent le combattre trois prêtres représentant les religions juive, chrétienne et musulmane, réunis pour l’occasion. À la veille de la semaine fatidique, le trio formé fait appel au célèbre médecin écossais pour les aider à affronter le vilain. Avec cette intrigue de base, l’auteur s’est surpassé, utilisant un folklore sataniste, rendu avec force détails burlesques.

Pour réaliser cet album, Sfar s’est inspiré de reproductions de gravures orientalistes et il est allé à Jérusalem faire des croquis et des photos. Ses illustrations de la ville et du désert israélien sont envoûtantes et font contraste avec les premières planches du livre qui ont pour cadre la morose Édimbourg. L’impassibilité du diable (qui a la forme d’un bouc bipède), s’adonnant à la photographie pour tuer le temps qu’il doit passer dans la ville, est réjouissante (du Sfar tout craché). Déambulant trépied sur l’épaule dans des catacombes, il conseillera l’inspecteur qui veut se recueillir tour à tour dans des mosquées, des églises et des synagogues: "Ça se soigne. Ça s’appelle le syndrome de Jérusalem. Il s’agit d’une affection assez répandue chez les touristes qui foutent les pieds ici. Vous devriez consulter."

À quatre mains
On trouve le même cadre nocturne, urbain et maléfique dans Urani, la ville des mauvais rêves, une oeuvre que Sfar a écrite et dessinée à quatre mains avec David B. Le professeur Odin, inventeur du procédé d’invisibilité, se cache dans les bas-fonds d’Urani, recherché par de puissants services secrets et la mafia qui veulent s’approprier son travail. Poursuivi également par un tigre au service des Américains et par une de ses inventions, Europe, la première super-héroïne européenne, grande blonde invincible et d’une moralité exemplaire (malgré sa nudité du début à la fin de l’album), il sera aidé par un gitan qui lui fera parcourir les caves et les souterrains de la ville.

S’opposant aux collaborations habituelles en bande dessinée qui consistent à déléguer le texte à l’un et l’illustration à l’autre, les deux auteurs ont écrit ensemble le scénario, puis se sont partagé le dessin des planches, chacun réalisant en alternance la moitié des quatorze chapitres. Cette façon de travailler engendre un manque d’unité et un certain décalage qu’on ne trouve pas dans Les Poupées de Jérusalem. Passant du trait élégant et stylisé de David B. au dessin plus détaillé de Sfar, le lecteur, même s’il lit la même histoire, change radicalement d’univers. Morcelant la "lecture", l’expérience, toutefois, reste visuellement intéressante. Dargaud prouve par cet album étonnant la vocation expérimentale de sa jeune collection "Poisson Pilote" qui veut conquérir le marché grandissant des éditeurs indépendants.

Les Poupées de Jérusalem (Professeur Bell, tome 2), Delcourt, 2000, 48 p.
Urani, la ville des mauvais rêves, Dargaud, coll. "Poisson Pilote", 2000, 48 p.

Les Poupées de Jérusalem / Urani, la ville des mauvais rêves
Les Poupées de Jérusalem / Urani, la ville des mauvais rêves
Joann Sfar