Un hiver à Mannheim : Cas de conscience
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Un hiver à Mannheim : Cas de conscience

BERHNARD SCHLINK, écrivain allemand, s’est fait connaître avec un roman-choc: Le Liseur. Voilà qu’il se met au polar, avec Un hiver à Mannheim, tout en continuant de réfléchir sur la morale et la mauvaise conscience. Du grand  art.

Vous souvenez-vous du Liseur, ce très beau roman publié en 1997 par un auteur allemand alors inconnu? Le Liseur racontait l’histoire d’amour entre un adolescent et une femme d’une vingtaine d’années son aînée. Elle lui enseigne le plaisir et la volupté, et lui, les chefs-d’oeuvre de la littérature, dont il lui fait la lecture au lit. Un jour, l’amante disparaît. Michaël la revoie, des années plus tard, devant le Tribunal. Il apprend qu’Hannah a été SS volontaire à Auschwitz. Et découvre qu’elle n’a jamais su lire. Avec ce roman, Berhnard Schlink, né en 1944, juge et professeur de droit public et de philosophie du droit, touchait une corde extrêmement sensible. On y découvrait à quel point la question nazie continue de hanter sa génération et celles qui l’ont suivie, à quel point les familles ont été divisées, les fils reniant leurs pères, les enfants ne sachant plus aimer leurs aînés sans culpabilité. Dès sa sortie en Allemagne, à l’automne 1995, 80 000 exemplaires du Liseur s’envolaient, et toute une génération en conflit avec des parents coupables y reconnaissait leur mal de vivre, leur mauvaise conscience, leur honte. Depuis, Le Liseur a été traduit un peu partout, et n’a cessé de connaître du succès.

Les amateurs se réjouiront d’apprendre que Berhnard Schlink est aussi auteur de romans policiers. En 1987, il écrivait, en collaboration avec Walter Popp, Brouillard sur Mannheim, que Folio policier a fait paraître en traduction la même année que Le Liseur, ce qui explique sans doute que ce livre soit passé à peu près inaperçu. Bien injustement, car on retrouve, en toile de fond de cette enquête solide et enlevante, les mêmes thèmes, les mêmes préoccupations, la même extrême délicatesse dans leur traitement. La suite de Brouillard sur Mannheim, Un hiver à Mannheim, vient de paraître en traduction dans la Série Noire de chez Gallimard. Dans cette deuxième enquête, que Schlink a écrite seul, on renoue avec bonheur avec le personnage de Gerhard Selb, cet ancien juriste devenu détective privé, cet homme vieillissant, fatigué, hanté par son passé nazi. Selb, cette fois, est chargé de retrouver une jeune fille disparue dans d’obscures circonstances, et se voit pris au beau milieu d’une histoire de terrorisme qui a fait trois victimes et risque d’en faire d’autres. Une histoire où tout le monde, les journalistes, les policiers, l’armée, et même les clients de Selb, semble mentir. Pour Selb, "tous les meurtres sont commis pour sauver une existence fondée sur le mensonge". Il va donc lui falloir déceler le mensonge que cache chacun des intervenants. Et ce qu’il découvrira, encore une fois, réveillera ses vieux démons.

Un hiver à Mannheim n’est pas seulement un très bon polar. C’est un très bon roman, peuplé de personnages profondément marqués, humains, touchants. Et de scènes saisissantes, comme cette confrontation entre Selb et un vieil ami qui tourne au vinaigre. "J’ai trop longtemps fait mon métier, dit Selb. Comme soldat, comme procureur, comme détective privé, j’ai fait le boulot qu’on me demandait, et j’ai laissé les autres faire le leur. Nous sommes un peuple où chacun fait son métier, et regardez où ça nous a menés.

Vous pensez au Troisième Reich? lui répond son ami. Si seulement tout le monde s’était contenté de faire son métier! Mais non, cela ne suffisait pas aux médecins de soigner leurs malades, ils ont aussi voulu faire de l’hygiène raciale (…), les juges ne se sont pas posé la question de savoir ce qui était juste, mais ce qui était utile au peuple et ce que le Führer désirait. Quant aux généraux, leur métier est de livrer des batailles et d’en gagner, et non pas de déporter des Juifs, des Polonais et des Russes. Non (…), nous ne sommes pas un peuple où chacun se contente de faire son métier, malheureusement pas." Une confrontation sans issue, entre deux vieux amis, à l’image même de la mauvaise conscience qui est le coeur de tous les romans, polars ou pas, de Berhnard Schlink. "L’un de mes professeurs préférés, raconte l’auteur dans une entrevue accordée à Ron Hogan (publiée sur le site www.beatrice.com), celui qui m’a enseigné l’anglais, qui m’a transmis l’amour de cette langue, enseignait aussi la gymnastique, et pendant les cours on pouvait voir son tatouage SS. D’une manière ou d’une autre, nous avions tous à confronter cette question, non d’une façon théorique ou abstraite, mais comme un problème très réel et très personnel."

L’image est saisissante. Et laisse deviner que Berhnard Schlink n’a pas fini d’aborder la question. Et d’en faire le thème principal de ses livres, expiatoires, qui vont sans doute marquer l’histoire de la littérature allemande.

Un hiver à Mannheim
de Berhnard Schlink
traduit de l’allemand par Patrick Kermann
et revu par Olivier Mannoni
Éditions Gallimard, Série Noire
2000, 347 pages