Je ne t'ai jamais aimé / Le Playboy : Chester Brown
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Je ne t’ai jamais aimé / Le Playboy : Chester Brown

Voici, traduits pour la première fois, et par une maison québécoise, les albums du bédéiste anglo-canadien CHESTER BROWN. L’occasion pour nous de découvrir une voix forte du neuvième art.

Auteur-culte qui a inspiré un grand nombre de bédéistes, Chester Brown a contribué à poser les bases de l’autobiographie graphique. Je ne t’ai jamais aimé et Le Playboy, qui relatent des épisodes de sa jeunesse à Châteauguay, sont d’abord parus en feuilleton dans son comic book Yummy Fur; puis en monographies, au début des années 90, chez Drawn and Quaterly, éditeur montréalais de bandes dessinées de langue anglaise. Il était temps que l’on traduise en français les albums de cet auteur reconnu internationalement, initiative qui revient aux éditions Mille-Îles.

Dans Je ne t’ai jamais aimé, l’auteur nous fait entrer dans l’univers de son adolescence banlieusarde, avec ses petites joies, ses grandes détresses et ses longs ennuis. Ses relations avec les filles constituent le thème dominant du livre: avec la plantureuse Sky à qui il déclare son amour pour la première fois; mais aussi avec Carrie et Connie, deux soeurs voisines, l’une froide, l’autre chaleureuse qui l’invite chaque jour à faire… la vaisselle. Avec une certaine pudeur, mais ouvertement, Chester Brown y aborde également la schizophrénie de sa mère, morte dans un hôpital psychiatrique.

Des deux albums, toutefois, le plus étonnant reste Le Playboy. Comme le titre et la couverture le suggèrent, l’oeuvre est essentiellement consacrée au rapport entre l’auteur et le célèbre magazine du même nom, durant une adolescence déchirée entre les interdits judéo-chrétiens et une libido naissante. On assiste ainsi à l’épisode de l’achat de la première revue au Bonimart local, avec la peur du héros d’être aperçu par un voisin, son souci d’avoir l’air naturel devant l’employé de la caisse, et l’inquiétude que représente un sac de plastique peut-être trop transparent; mais aussi aux scènes explicites de masturbation de l’adolescent solitaire. L’album se termine par l’effet qu’a eu plus tard Playboy sur ses relations amoureuses.

À la fois drôle et sans compromis envers son auteur et protagoniste qui s’y met à nu, le livre de Brown est envahi par le sentiment de culpabilité. Il faut dire que les conflits opposant les pulsions sexuelles et le surmoi façonné par l’éducation s’expriment fréquemment dans la BD autobiographique, selon un article de la revue française 9e Art intitulé "Les petites cases du Moi: l’autobiographie en bande dessinée" (janvier 1996). L’auteur, Thierry Groensteen, prenant l’exemple du Playboy de Chester Brown, y explique qu’"il est frappant de constater que le sentiment de culpabilité et de mauvaise conscience sont des thèmes récurrents chez nombre de dessinateurs d’outre-Atlantique, le puritanisme américain marquant le genre entier de son empreinte".

Noir désir
L’opposition entre une religion prohibitive et une sexualité débridée est d’ailleurs omniprésente dans l’oeuvre de Brown. Dans Ed the Happy Clown (1990), album surréaliste qui lui a valu le prestigieux Harvey Award, prix américain du meilleur bédéiste, l’auteur faisait s’exprimer tour à tour un disciple de saint Justin, une morte, un clown, un pénis, et un scientifique qui découvre le passage vers une autre dimension dans l’anus d’un cadavre… Et s’il réinvente brillamment l’histoire dans son Louis Riel et le langage dans Underwater, Brown s’est aussi attaqué aux Évangiles dans Yummy Fur, où il les transpose et les réinterprète en BD. Une oeuvre jugée choquante par la maison américaine Diamond qui a refusé de distribuer la revue, forçant l’auteur à changer d’éditeur.

Les premières planches du Playboy, au cadrage et au découpage spectaculaires, donnent le ton et valent à elles seules le détour. Le narrateur, sorte d’ange aux ailes de démon qui a les traits de Chester Brown adulte, et qui incarne sa mauvaise conscience, survole la ville de Châteauguay jusqu’à la petite église protestante dans laquelle il entre pour aller retrouver son alter ego âgé de 15 ans et s’ennuyant durant le sermon dominical. Il le suivra tout au long de l’album, tant au Bonimart que dans la forêt où le jeune Chester cache sa première revue, en passant par le salon familial où il en brûle une autre, page par page, dans la cheminée, une scène qui relève du plus haut comique tant domine l’obsession de l’adolescent d’être découvert.

Comme c’est le cas dans plusieurs oeuvres autobiographiques en BD, la crudité et la véracité des situations sont jointes chez Brown à une économie du trait, à une simplicité du dessin, très fin et réalisé en noir et blanc, sans tons de gris, permettant d’aller à l’essentiel. Ajoutons que le Chester Brown dessiné à l’image de l’auteur, grand mince d’apparence flegmatique avec sa longue crinière blonde, constitue un personnage très BD, auquel on s’attache immédiatement. Déjà un classique de la bande dessinée.

Traduit de l’anglais par Ginette Hubert
Éd. Mille-Îles, collection " Zone convective", 192 et 176 p.