Nicole Krauss et Jonathan Safran Foer : Conjuguer la mort
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Nicole Krauss et Jonathan Safran Foer : Conjuguer la mort

Nicole Krauss et Jonathan Safran Foer signent deux des plus beaux romans de la dernière rentrée étrangère. Regard sur cet improbable couple de jeunes prodiges des lettres américaines, mais surtout sur leurs oeuvres.

Mari et femme, ils partagent la même adresse. Park Slope, Brooklyn, NYC.

Lui, c’est Jonathan Safran Foer. Son premier roman, intitulé Tout est illuminé, a été louangé par la critique et ses pairs, puis transposé au cinéma. D’ici, on mesure cependant mal l’importance de la parution de son second roman, Extrêmement fort et incroyablement près, dans ce que représente la littérature en face de l’Histoire. Il faut donc rappeler qu’il compte parmi les tout premiers récits de fiction américains à planter leur décor dans l’ombre fantôme des tours jumelles.

Ce livre, où il est question de conjurer la mort en faisant exploser la vie, Foer le dédie à Nicole, "mon idée du beau", écrit-il.

Elle, Nicole Krauss, fait une entrée remarquée dans le monde francophone avec L’Histoire de l’amour, un roman d’une rare beauté où les mots tracent de subtils motifs enluminant des récits en apparence parallèles, mais qui convergent lentement, avec prudence, dévoilant pudiquement leurs rouages. En résulte ce que plusieurs considèrent comme l’une des plus éclatantes réussites de la récente histoire de la littérature états-unienne.

Un deuxième roman – le premier à être traduit -, portant lui aussi sur le deuil, que Krauss dédie à ses grands-parents, "et à Jonathan, ma vie".

SE RÉPONDRE

La famille, l’exil, les amours perdues, la mort, les rencontres manquées, l’enfance, la ville, l’écriture: à compter les recoupements dans les thèmes transpirant des deux derniers livres de ce nouveau couple royal de la littérature américaine surgit l’impression que Foer et Krauss ont écrit côte à côte, transposant leurs inquiétudes communes et leurs discussions dans leurs oeuvres respectives, se répondant par romans interposés.

Dans Extrêmement fort et incroyablement près, Oskar Schell poursuit le spectre de son père, disparu dans les attentats du 11 septembre 2001. Surdoué de neuf ans qui caresse l’ambition d’être l’assistant de Stephen Hawking, Oskar arpente les rues de New York à la recherche de la serrure qu’ouvre une clé trouvée dans les affaires de son père.

Dans L’Histoire de l’amour, la famille de la jeune Alma est elle aussi dévastée après la mort du père. Son frère, Bird, sombre dans la démence, tandis que sa mère s’est refermée sur sa douleur. Au même moment, ailleurs dans New York, Léon Gursky fait le deuil d’une existence ratée en attendant la mort. La sienne. S’insèrent entre les chapitres narrés par Léon et Alma les détails biographiques de l’auteur d’un roman qui unit ces trois personnages et qui s’intitule… L’Histoire de l’amour.

Jonathan Safran Foer
photo: Jean-Claude Figenwald

Deux récits aux préoccupations analogues (particulièrement dans l’image du père), mais où l’approche diffère sensiblement, le style de Foer s’avérant plus explosif, hachuré, son livre empruntant à d’autres médiums (photos, insertions de détails graphiques), tandis que l’écriture de Krauss distille sans affect une poésie impressionniste à laquelle il est impossible d’être insensible.

PRÉCAIRE ÉQUILIBRE

Plusieurs semaines après la lecture de ces deux romans en langue originale (pour lesquels on a fait un travail de traduction qui n’étouffe heureusement pas leur musicalité), et malgré que certains détails de ces histoires aient été enfouis dans les méandres de la mémoire, subsiste toujours l’impression d’avoir touché à deux oeuvres fortes.

Deux oeuvres auxquelles on voudra retourner, car Krauss et Foer parviennent, chacun à sa manière, à étoffer des histoires captivantes, sculptant des personnages mémorables, leurs histoires exposant qu’il n’y a pas de grands et de petits drames. Que les cataclysmes (la Shoa pour Krauss, le 11 septembre pour Foer) sont une accumulation de tragédies personnelles dont la douleur qu’elles provoquent interdit, pour reprendre la terrible expression de Staline, qu’elles soient réduites à l’état de statistique.

Plus important encore: l’impression d’avoir ici affaire à des esprits d’une incroyable finesse, réunis sous le même toit par-dessus le marché. Deux auteurs qui mesurent parfaitement les effets qu’ils créent, qui manipulent le langage non pas seulement pour l’épate, ou le pur exercice de style, mais pour servir leurs récits.

Des récits cruciaux, parce que d’une justesse indiscutable, graves sans être sinistres, beaux sans être mièvres, conservant tout du long cet équilibre précaire desquels sont faits les romans qui nous habitent longtemps après qu’on en ait tourné la dernière page.

L’Histoire de l’amour
de Nicole Krauss
Éd. Gallimard, 2006, 356 p.

Extrêmement fort et incroyablement près
de Jonathan Safran Foer
Éd. de l’Olivier, 2006, 424 p.

L'Histoire de l'amour et Extrêmement fort et incroyablement près
L’Histoire de l’amour et Extrêmement fort et incroyablement près
Nicole Krauss et Jonathan Safran Foer