A.S. Byatt : Science humaine
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A.S. Byatt : Science humaine

L’écrivaine britannique A.S. Byatt recevra cette année le Grand Prix littéraire international Metropolis bleu. Quelques jours avant son départ pour Montréal, nous nous sommes entretenus avec cette fine observatrice de son temps.

Voir: Vont paraître coup sur coup votre tout dernier roman et votre tout premier, lequel n’avait pas encore été traduit en français. Une belle occasion de mesurer le chemin parcouru entre 1964 et aujourd’hui, sur les plans thématique et stylistique. Quel regard jetez-vous sur cette évolution?

A.S. Byatt: "Regarder les deux romans ensemble me fait peur. J’ai écrit le premier quand j’étais étudiante – je l’ai écrit, et réécrit, peut-être 20 fois, et à la fin de mes études, je l’ai abandonné. Après cela, j’ai fait un brouillon d’un texte qui allait devenir mon deuxième roman, The Game. Je suis revenue à L’Ombre du soleil quand j’avais deux tout petits enfants. Comme l’héroïne de ce roman, à 18 ans, j’imaginais ma vie comme un long espace tout vide, tout blanc. Je ne savais rien. Et quand même, comme elle, je prenais des décisions qui allaient changer toute ma vie. Maintenant, mes livres n’ont rien à voir avec mon "moi". Ils sont le produit de ma curiosité, de mes longues recherches, de mon intérêt pour différentes choses et pour l’histoire. J’ai vécu beaucoup d’histoires, et j’ai beaucoup lu et appris. Maintenant mes romans sont des structures compliquées, que je maîtrise peu a peu. Et je n’écris qu’un seul texte, à la main, lentement. Je n’habite plus un vide effrayant."

Dans ces deux livres, nous retrouvons des figures d’écrivains. Qu’est-ce qui vous intéresse chez l’écrivain en tant que personnage romanesque? C’est une manière de réfléchir à vous-même, à votre trajectoire de créatrice?

"Je crois qu’il s’agit plutôt d’une peur fondamentale de l’écriture comme étant quelque chose de dangereux, et même destructeur. Je ne comprends pas trop cette peur, car l’écriture est la chose qui m’intéresse le plus au monde. Mes écrivains ne me ressemblent pas beaucoup – le père dans L’Ombre du soleil me ressemble plus que la femme-écrivain de The Children’s Book. Le poète irlandais W.B. Yeats a dit: "Un homme doit choisir / La perfection de la vie ou de l’oeuvre – et s’il choisit le deuxième, il doit renoncer au ciel, et doit se consommer de rage, dans les ténèbres." (Ma traduction n’est pas très forte.) J’ai été élevée par les Quakers, qui soupçonnaient profondément l’art. Les artistes ne savent pas bien vivre."

Dans L’Ombre du soleil, la question du schéma familial et du rôle vers lequel la famille dirigeait les jeunes femmes, dans les années 50, est centrale. En quoi cette thématique résonne-t-elle toujours aujourd’hui? La jeune femme, de nos jours, est-elle bel et bien à l’abri de pareilles contraintes?

"Selon moi, les femmes ne seront jamais à l’abri de ces problèmes – personne n’est capable d’être en même temps, tout le temps, une bonne mère et une travailleuse efficace. Cela dit, la vie de mes trois filles diffère beaucoup de la mienne. Elles ont le droit de travailler, même avec des enfants – il y a des lois pour les protéger, et les pères les soutiennent de plus en plus. Les jeunes femmes des années 50 se sentaient emprisonnées dans de lumineuses cuisines, où elles s’ennuyaient, même si elles aimaient leurs enfants et leur époux. Mes filles sont fatiguées – elles s’en sortent, leurs enfants sont heureux, leur travail est intéressant et elles rencontrent beaucoup de monde, mais je les regarde avec peur, car elles sont si fatiguées."

Vos thèmes de prédilection – révolte, libération des moeurs, fracture entre ambitions personnelles et rôle social – ont été fortement modulés par les dernières décennies. Était-ce conscient chez vous, dès le départ, de placer au coeur de votre oeuvre ce qui, dans la société, était le plus susceptible de changer rapidement?

"Ces thèmes se sont présentés plus que je ne les ai choisis. J’ai vécu les années 60, où tout le monde louait la révolte, la libération coûte que coûte. Mais je suis enfant d’une grande guerre, et comme jeune femme, j’espérais vivre un temps paisible et constructif. Les années 60 me paraissaient alternativement éblouissantes, enfantines, et souvent cruelles, consciemment et inconsciemment. Dans Possession [prix Booker 1990], j’ai opposé les certitudes victoriennes et les certitudes féministes des années 70, ainsi que les certitudes de la théorie littéraire. Moi-même, je suis agnostique et curieuse. Je n’ai jamais pu m’appuyer sur des croyances, quelles qu’elles soient. Je m’intéresse à l’histoire des moeurs, qui changent constamment. Le roman, selon moi, est une forme agnostique."

La traduction de L’Ombre du soleil est très sensible, très réussie. À quel point suivez-vous les travaux de traduction de vos romans?

"Je parle et écris beaucoup aux traducteurs, qui sont les meilleurs lecteurs et les plus exigeants. Il n’y a qu’eux qui ont lu tous les mots que j’ai écrits. Ceux que je connais bien m’aident dans mes recherches – ma traductrice allemande m’a montré Munich et m’envoie des informations sur des choses arcanes de la culture allemande; mon traducteur danois m’explique la culture nordique, qui m’intéresse beaucoup; mon traducteur français, Jean-Louis Chevalier, est devenu un personnage très important dans ma vie, un grand ami, un portail – si je peux l’exprimer ainsi – qui ouvrait sur la littérature et la culture francophone. Il était professeur de littérature anglaise à Caen. Nous avons beaucoup voyagé ensemble. Nous avons déclamé, à haute voix, les vers de Racine dans les cafés de Lyon et de Paris. C’est à Jean-Louis que je dois ce livre français – il s’est proposé de traduire mon premier roman en attendant le dernier. Malheureusement, il est mort juste avant Noël 2008 – il n’a jamais vu les épreuves de L’Ombre du soleil. Il a pu lire peut-être 50 pages de The Children’s Book. Je suis tout à fait désolée par sa mort – j’ai perdu une partie de moi-même."

L’Ombre du soleil
d’Antonia Susan Byatt
Éd. Flammarion, 2009, 320 p.

L'Ombre du soleil
L’Ombre du soleil
A.S. Byatt
Flammarion