Jean-François Chassay : La vie mode d’emploi
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Jean-François Chassay : La vie mode d’emploi

À travers le suicide envisagé de son antihéros, le dernier roman de Jean-François Chassay aborde les questions fondamentales et hautement subjectives de la vie et de la mort.

Jean-François Chassay avouera d’emblée qu’il n’entretient pas vraiment de "rapport personnel au suicide", sauf peut-être dans la mesure où "comme bien des gens, [il s’est] parfois demandé pourquoi vivre". Citant de mémoire Cioran qui disait que sans l’idée du suicide, il serait mort depuis longtemps, l’auteur affirme: "Nous avons besoin de fantasmer sur quelque chose pour nous pousser à continuer. Se demander parfois si ça vaut la peine de vivre, c’est répondre: bien oui, il y a des choses qui méritent qu’on continue, malgré Stephen Harper et malgré tout ce qui ressemble à ça dans le monde."

C’est à partir de cette prémisse, non dépourvue d’un certain accent camusien, que l’écrivain montréalais a abordé l’écriture de son dernier roman: "Camus disait que la grande question fondamentale, c’était le suicide. C’est aussi celle de mon livre, où tous les locuteurs se la posent: pourquoi continuer à vivre?" D’où cette intrigue d’un homme donnant rendez-vous à neuf personnes de son entourage qui, successivement et au cours de la même journée, auront comme mission de lui fournir une raison de vivre, et où chacun finira invariablement par lui faire part de sa propre "recette" pour affronter l’existence. "J’ai essayé de représenter différents points de vue sur la vie et la mort: conception défensive ou agressive, qui passe à travers l’art, la science ou l’amour… Une sorte de précipité du discours social actuel sur le sujet, en fin de compte."

Livre sur l’amitié, Sous pression pose également la question de savoir jusqu’à quel point on peut connaître quelqu’un. "Lorsque qu’un ami nous dit qu’il veut mourir, nous sommes devant quelqu’un que nous croyions connaître et qui change la vision que nous avions de lui, nous forçant à nous interroger. Qu’est-ce qui nous constitue exactement du point de vue identitaire? Est-ce que c’est ce que nous croyons que nous sommes ou est-ce l’image que nous projetons auprès des autres? Ai-je la pleine responsabilité de mon identité? Suis-je le mieux placé pour dire qui je suis ou si c’est les autres qui le sont? C’est ce que je pose comme question à partir de ces amis qui pensent tous bien connaître le personnage principal, mais qui n’ont pas tous le même regard sur lui."

Dans son bureau de l’UQAM où il enseigne la littérature, Chassay fait part de son admiration pour un livre d’Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, un essai très personnel où l’écrivaine américaine observe la nature, réfléchit sur la beauté de la vie, tout en méditant sur la mort: "Chez Dillard, qui observe les rapports entre tous les êtres, des plus microscopiques jusqu’à l’être humain, la vie existe parce qu’il y a la mort. Et je pense que la littérature tourne toujours un peu autour de ça. La littérature est une façon de poser un regard subjectif sur le monde, et rien n’est plus subjectif que le point de vue qu’on pose sur la mort. Si nous étions immortels, est-ce que nous produirions des oeuvres littéraires, des oeuvres artistiques, toutes ces traces que nous voulons laisser de nous-mêmes?"

Par ailleurs, dans ses champs de recherche à l’université, Chassay s’intéresse depuis longtemps à la représentation du discours scientifique dans la littérature. D’où l’idée de cet antihéros, physicien désincarné sans culture littéraire, qui désire mettre fin à ses jours. "La mort est un sujet dramatique et il aurait été facile de tomber dans le pathos. Alors mettre en scène cette figure du scientifique, qui dans l’esprit populaire est quelqu’un de rationnel, de froid et d’asexué, c’était un peu ironique de ma part. En faisant ressortir ces clichés, je voulais rappeler que le scientifique est un être humain qui a des passions, des implications politiques, existentielles et émotives, parce qu’au fond j’ai toujours cru qu’il y avait plus de scientifiques intéressés par la littérature que de littéraires intéressés par la science."

Sous pression
de Jean-François Chassay
Éd. du Boréal, 2010, 229 p.

SOUS PRESSION

Suivant une unité de temps et de lieu qui lui assure une redoutable efficacité, Sous pression s’articule autour de neuf monologues adressés par différents amis au héros anonyme, physicien dans la quarantaine qui a décidé de mettre fin à ses jours. Conviés l’un après l’autre aux quatre coins de la ville (un Montréal en échiquier, arpenté dans tous les sens en suivant les différentes lignes du métro), ces locuteurs se distinguent par le sexe, l’âge, l’appartenance sociale… Psychologue, cinéaste, peintre, cuisinier, vétérinaire, ils feront tous face à un interlocuteur quasi muet, se contentant d’absorber les projections de ses amis.

Jouant sur les tonalités et les niveaux de langue, Jean-François Chassay a procédé dans ce sixième roman à un véritable travail stylistique sur les voix, façonnant une oralité qui n’est pas la transcription exacte de la réalité langagière, mais qui conserve un aspect "décousu", souvent révélateur des individus problématiques qui s’expriment. Ceux-ci tiendront par ailleurs, sans s’en rendre compte, le genre de discours que l’on a lorsqu’on est couché sur le divan d’un psy, alors qu’ils devraient être là pour venir en aide à un suicidaire…

Kaléidoscope de points de vue, l’oeuvre est ainsi habitée d’une sorte de légèreté de ton, voire d’un certain humour, qui dédramatise son sujet, tandis que l’écrivain peut se livrer à un certain lyrisme dans les "Intermèdes" liant entre eux les différents chapitres. Un passage très inspiré mettant en scène la "horde des suicidés" où sont évoquées plusieurs figures mythiques, de Jocaste à Dalida, en passant par Socrate, Brutus, Emma Bovary, Hubert Aquin et Kurt Cobain, se voit ainsi soutenu par une voix plus poétique où se déploie un aspect méconnu de l’écriture de Jean-François Chassay.

Sous pression
Sous pression
Jean-François Chassay
Boréal