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Xavier Dolan répond à Mario Roy *ajout*

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L'État
des choses (ou le parce que du pourquoi)

un
texte de Xavier Dolan

Quelle
ne fût pas ma surprise de constater que mon dernier discours aux Jutra ait pu
choquer des esprits. J'y dénonçais simplement «[… des institutions
bien-intentionnées mais pourtant mercantiles, qui imposent à l'industrie comme
aux spectateurs des standards qui sous-estiment notre intelligence et effacent
notre identité.]

Deux
jours plus tard, le journaliste Mario Roy de La Presse publiait son éditorial
intitulé Fric et cinoche, où il
critiquait le laïus en question : « Est-ce devenu une obligation formelle que
de débiter ce genre de clichés lorsqu'on a les médias devant soi et une
statuette dans les mains? », a-t-il écrit, suggérant, donc, une forme
d'opportunisme de ma part. Une révolte circonstancielle visant, je suppose, à
assouvir ma carence affective et mon besoin d'attention médiatique. J'ironise.
Et M. Roy, lui, démystifie.  

Anabelle
Nicoud
,
Nathaëlle Morrissette et
Marc Cassivi ont tous trois, pas plus tard que la semaine dernière, écrit un assortiment de
textes criant haro sur le financement public en cinéma ; des cuvées
abêtissantes, des films commerciaux conçu pour que monsieur, madame Tout le
monde «comprenne» (dans toute la déficience que leur confère ce genre
d'intentions), des oeuvres couronnées de gros noms et de gros pop-corn bien gorgé
de beurre et bon pour la gorge québécoise… en un mot comme en cent : un manque
de vision et d'audace manifeste, un frisson «intellectuophobe» – et si je puis
paraphraser : des standards sous-estimant l'intelligence de l'industrie et du
public, et effaçant notre identité… Dimanche dernier, je ne faisais donc, pour
ainsi dire, que surfer sur la vague. 

Et
pourtant, ces désolantes vérités, qu'elles soient énoncées par ses collègues ou
par moi, Roy les dénie et les banalise dans son billet de mardi. Synthétisant
l'idée et cultivant l'illusion, il écrit, au sujet de nos inquiétudes
collectives : « C'est faux. » 

Il
poursuit ensuite en énumérant : J'ai tué ma mère n'avait pourtant rien
d'une «tentative mercantile de faire du fric sur le dos d'un public sous-estimé»,
et Polytechnique, rien de léger, film suggérant au spectateur une réflexion
profonde. Enfin, il surenchérit, nommant Dédé à travers les brumes, une oeuvre
puissante culturellement, et aux forts relents séparatistes. Le problème, c'est
que Roy parle des deux premières oeuvres citées comme si elles avaient été
financées… Dommage qu'il n'ait pas fait ses devoirs :  J'ai tué ma mère a été refusé à
son dépôt à Téléfilm Canada et recalé au 3e tiers (un sort réservé aux
scénarios jugés embryonnaires et non-prioritaires). J'en possède encore le
rapport de lecture fourni par je-ne-sais-plus-quel lecteur, jadis responsable
d'une grille horaire du dimanche, celle des films de série B comme Le secret
d'Ann-Maragret

ou Alcools et douleurs banlieusardes. La SODEC a financé J'ai
tué ma mère

une fois la production entamée, déclarant que les scènes tournées et montées
avaient joué un rôle prépondérant dans la décision du comité. En ce qui
concerne Polytechnique, le film a été refusé au volet sélectif à
Téléfilm, et seule la SODEC l'a financé, en partie par l'intervention d'un
dénommé Jean-Guy Chaput. Dans l'indigence et la précarité, Remstar s'en est
allée chez nos cousins ontariens, dénichant Don Carmody et son enveloppe à la
performance, une somme remise par Téléfilm, mais dont le producteur seul est
gestionnaire et décideur… Quant à Dédé à travers les brumes, c'est une
équation simple : 400 % des Québécois francophones iront voir un film portant
sur la vie du chanteur des Colocs ! Le sacrifice des idéaux institutionnels
vaut bien un tiroir-caisse rebondi. Et tout le monde y gagne. 

Roy se
formalise du fait qu'un réalisateur, amateur ou aguerri, pense ne «pas avoir à
rencontrer de difficultés» pour financer ses projets. Franchement, l'affaire
n'est pas si simple. Être refusé à un dépôt est une chose, certes. Mais qui dit
perdant, dit gagnant. Or, les films financés aux dépôts auxquels ont postulé
les producteurs de Polytechnique sont-ils tous meilleurs, à l'écran comme à
l'écrit, que le film de Denis Villeneuve ? Bon. Alors qui accuser ? Les
institutions ? Roy les défend, en tout cas, les faisant pratiquement poser en
victimes, et écrivant que le cinéma, même d'auteur, requiert une quantité
industrielle d'argent. Vérité de La Palice ! Les artistes, que le journaliste
semble percevoir comme une cohorte de poètes réfractaires à ce genre de
mathématiques, sont en revanche les sauvages et ingrats détracteurs des
bailleurs de fonds. Manichéen, va ! Ma profonde déférence pour certains
employés ou dirigeants cultivés et compétents des institutions financières ne
m'empêche pas de voir clair : les enveloppes malingres en provenance d'Ottawa
obligent une gérance rentable, et qui dit rentable dit humoriste du Théâtre
St-Denis et autres impostures lucratives ! Voilà les vrais enjeux.  

Au
lendemain de cette déclaration inquiétante, nier l'existence de la dictature du
commerce devient pure folie ! Je suis ébahi que l'éditorial Fric et cinoche ait pu paraître
dans la Presse si peu de temps après que le cahier Arts et Spectacles ait été
presque entièrement consacré à la dénonciation des failles du financement
étatique. Je n'ai rien contre la liberté d'expression ni la diversité
d'opinion, mais Monsieur Roy lit-il, à l'occasion, le journal qui l'embauche ?
Mesure-t-il l'absurdité et la pauvreté de ses arguments, la prétention de ses
arguties fallacieuses ? Connaît-il le milieu des artistes, connaît-il cette
cause au-delà de ses spéculations et de ces a priori pour en infirmer
ainsi la teneur ? Connaît-il quelqu'un ayant  déjà soumis un projet de
film aux institutions ? Quelqu'un, comme moi, comme d'autres, ayant vécu sans
salaire pendant un an, deux ans après coup ? 

J'en doute, mais une chose est sûre : si je suis une «
douairière snobinarde » qui ressasse des clichés, eh bien : au royaume des
aveugles, les borgnes sont Roy. 

 * Dans La Presse du dimanche 4 avril, Mario Roy réplique à Xavier Dolan. À lire ici.