BloguesCinémaniaque

Cannes 2013 : L’Amérique de Desplechin

Pionnier de l’ethnopsychanalyse, Georges Devereux a publié en 1951 une étude de cas qui a beaucoup marqué Arnaud Desplechin, Psychothérapie d’un indien des plaines : rêves et réalité : « On retrouvait des petits bouts du livre de Georges Devereux dans Rois et reine, racontait Arnaud Desplechin en conférence de presse. C’est un livre qui m’accompagne depuis longtemps, quand je l’ai découvert, je me suis dit qu’il avait été fait pour moi. En l’ouvrant au milieu, j’y ai découvert un dialogue entre Devereux et Jimmy Picard, c’était comme une pièce de théâtre. Il s’agit de la seule psychanalyse où nous avons toutes les minutes des séances, du premier bonjour au dernier au revoir. Dans la puissance dramatique de ce dialogue, j’y ai vu le sujet d’un film. »

En 1948, alors qu’il est interné pour cause de violents maux de tête à la clinique de Menninger de Topeka au Kansas, Jimmy Picard (Benicio Del Toro), Amérindien de la tribu des Pieds-Noirs ayant combattu en France dans l’armée américaine, rencontre Georges Devereux (Mathieu Amalric) avec qui il suivra une analyse.

« Il y avait un Devereux dans Rois et et reine à travers le personnage de la psychanalyste, se souvient Mathieu Amalric. Jimmy P. n’est pas un biopic. Lorsqu’Arnaud travaille sur une matière, il se demande qu’est-ce qui peut provoquer une envie de romanesque. Je n’ai pas lu en entier le livre de Devereux, mais j’ai commencé une analyse moi-même parce que je ne connaissais pas ce monde. C’est comme une plongée sous-marine. »

« La seule chose que je pourrais dire, c’est que je m’en suis tenu au scénario. Je trouvais que c’était bien d’avoir le livre qui me permettait d’avoir accès passé du personnage sans que j’aie à faire des recherches. En condensant le récit en deux heures, je dirais que les aspects émotionnels du film sont plus forts dans le livre », a fait remarquer Benicio Del Toro.

Septième film de Desplechin à se retrouver à Cannes, cinquième film où il dirige Amalric, Jimmy P. s’intéresse à cette amitié entre deux hommes que tout sépare qui se développera par le biais de la psychanalyse : « On peut le regarder comme un film sur l’amitié ou sur la psychanalyse, expliquait le cinéaste. C’est un coup de foudre amical. »

Suivant le rythme des séances de psychanalyse, le film, plutôt bavard et statique, finit par capter l’attention grâce au fabuleux travail des deux acteurs : « J’ai travaillé sur le fait que j’étais impressionné par Benicio. Au début, Devereux le masque puis prend des risques physiques. La finesse, l’intelligence et l’intuition de Benicio ont fait que nous étions complices avant la prise », a dévoilé Amalric.

« J’ai rencontré Mathieu à Cannes. La chimie est là ou pas, on ne peut pas la travailler. Je ne connaissais qu’un film d’Arnaud. C’est son idée que je sois dans le film. J’ai aimé sa façon de parler de son travail, sa passion pour le sujet », a simplement dit Del Toro, qui semblait avoir passé une nuit trop courte ou souffrir du décalage horaire.

Si Jimmy P. n’atteint pas la puissance des précédentes œuvres de Desplechin, la griffe de celui-ci se reconnaît en quelques endroits, notamment lors de belles scènes oniriques ou, encore, lors de la lettre d’adieu de Madeleine (Gina McKee), lue face à la caméra comme dans Rois et reine. D’une mise en scène plus sage qu’à l’accoutumée, Jimmy P. ne tombe pas dans le piège des cartes postales ni ne folklorise la figure de l’Indien.

« Je pense tous les matins et tous les soirs à John Ford et à François Truffaut, a lancé Desplechin. Je ne pense jamais à ma filmographie. J’ai toujours l’impression de tourner mon premier film. On a fait le film en très peu de temps en raison du budget. J’ai tout simplifié afin de me concentrer sur ces deux hommes; mon empathie pour le patient est égale à celle pour l’analyste. »

« Plus on fait de films ensemble, plus ça fait peur, a confié Amalric. Comment allons-nous nous surprendre? Cette fois, Arnaud m’a fait parler en anglais avec un accent hongrois, j’avais donc un os à ronger. Arnaud a changé radicalement sa façon de travailler, il n’est pas allé dans la variation. Il faisait une ou deux prises de façon à ce que chaque plan raconte une histoire. »

« Les gens ont une vision de cette époque basée sur les films, a ajouté le scénariste Kent Jones, le film est une expérience américaine vraie; il s’agit d’une autre façon de regarder ce livre, cette époque. Je ne le vois pas comme un regard français sur l’Amérique. »

« Il s’agit de l’histoire de deux hommes qui n’ont rien d’autre à faire que de devenir amis, que de devenir américains. Madeleine est une invention du scénario. Devereux est une espèce de Barbe-Bleue qui s’est marié sept fois. Cette compagne anglaise est une trace du continent qu’il va abandonner. En le montrant avec cette femme, c’est comme si je le mettais à nu. Je vois que tous les personnages sont déplacés dans ce film car il n’y a rien à faire dans ce non-endroit qu’est Topeka. J’aimerais qu’on regarde ces personnages comme issus d’un roman de Thomas Hardy », a conclu Arnaud Desplechin.