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La Grande Peur Rouge

Notre satisfaite et vaniteuse « élite intellectuelle » ne comprend rien du tout à ce qui se passe dans les rues du Québec. Sa réaction – on ne saurait trouver de mot plus juste – est encore une fois à la hauteur de ses prétentions et de sa pathétique sensiblerie petite bourgeoise. Elle se décline, selon nous, de deux manières : le mépris, d’abord, et la peur, ensuite.

Le mépris

Incapables de saisir un message qui ne soit traduisible en son propre langage comptable et policé, nos chroniqueurs considèrent que le mouvement de protestation s’explique par ses « aspects irrationnels » [Dufour, 26 mai], par son « irrationel grisant » [Bombardier, 27 mai], par le « fantasme protestataire » [Bock-Côté, 27 mai] ou encore – tout comme le succès de Jean-Marc Parent – parce que le « monde a besoin de magie » [Martineau, 26 mai].

Inutile de dire combien il faut être prétentieux pour prétendre que notre position est celle de la « raison » ou du « réel ». Lorsqu’on ne comprend pas un phénomène, la solution facile est de l’attribuer à l’irrationalité des acteurs qui lui donnent forme. Cette accusation, bien entendu, se rapproche beaucoup plus de la propagande que de l’information. Elle permet néanmoins à celui qui la formule de critiquer un phénomène qu’il ne comprend pas et de donner du relief, une fois de plus, aux limites de ses capacités d’analyse. À ce titre, soulignons l’étonnante franchise de Joseph Facal, qui affirme, le 23 mai

«  Un des aspects les plus frappants de la crise actuelle est le profond décalage qu’elle révèle entre la mentalité de beaucoup de manifestants et la tournure d’esprit de gens comme moi. J’avoue très honnêtement que je ne l’avais pas vu venir ».

Facal a le mérite minimal d’admettre qu’il ne comprend rien à ce qui se passe dans la rue.  Le pauvre pensait sans doute que ses idées néolibérales et conservatrices faisaient concensus dans la population… Il pensait peut-être même que la population lisait ses chroniques et celles de ses collègues en les prenant au sérieux…

La peur                                                                                                                                 

Ce mépris est également doublé, et de manière de plus en plus pathétique, par une sensiblerie typiquement petite bourgeoise et particulièrement insupportable. Alors que la répression policière et judiciaire atteint des sommets historiques, que les forces de l’ordre ont fait de nombreux blessés graves et plus de 2000 arrestations, nos chroniqueurs se montrent inquiets – chacun ses priorités – pour leur sécurité.

Dans sa chronique du 17 mai, Martineau se plaint des quelques manifestations qui ont eu lieu devant sa demeure. Comme si sa tête avait une quelconque valeur, il affirme que les manifestants l’ont « mise à prix ». Armé d’une invention sociologique utile à l’occasion, son collègue Mathieu Bock-Côté se porte à son secours. Il soutient que le « comportement » des manifestants est « honteux » et qu’il s’agit de « martineauphobie » (7 mai).

Pour sa part, Sophie Durocher a elle aussi reçu – ce qui doit être un phénomène drôlement rare pour les personnalités publiques –  des courriels méchants, méchants. Elle a même vu un slogan sur une pancarte qui la traitait de « salope ». Après les trois pancartes visant Martineau, ça fait un grand total de quatre pancartes aux propos haineux…. Incroyable, non? Heureusement, ne reculant devant rien, Durocher, le 24 mai, contre-attaque

« À une certaine époque, au Québec, des fier-à-bras intimidaient ceux qui ne votaient pas « du bon bord ». Aujourd’hui, au Québec, on intimide ceux qui n’écrivent pas « du bon bord ». Je ne sais pas vous, mais moi ça me fait peur ».

Peur, oui, très peur. Ça glace le sang.

En terminant, elle se porte à la défense de Gilbert Rozon qui, vous ne le croirez peut-être pas, a lui aussi reçu des courriels méchants, méchants « parce qu’il a osé émettre un bémol face à la vague rouge ». Des étudiants veulent d’ailleurs le punir « de la pire façon qui soit pour un homme d’affaires : les représailles économiques ». Rozon n’est qu’un multimillionnaire parmi tant d’autres. Il a droit à son opinion, surtout si elle se porte à la défense d’une loi favorisant ses intérêts mercantiles. Cette campagne de terreur sur twitter, décidément, c’est inacceptable.

Le complot

Si la droite dénonce les théories du complot lorsqu’elles sont mises de l’avant par la gauche, elle est tout aussi prompte à tomber dans ce genre de piège.  Face à cette révolte qui se répand au Québec, elle nous offre une réponse toute faite et non exempte de paranoïa: c’est la faute aux rouges.

Selon cette posture, les étudiants seraient manipulés par les grands syndicats et la gauche radicale (anarchiste ou communiste). On ne sait pas trop s’il a pris cela dans l’agenda caché d’Amir Khadir, mais, quoiqu’il en soit, le 26 mai, Michel Hébert affirme : « On peut blâmer le gouvernement, mais il ne faut pas oublier l’autre pouvoir à l’œuvre, dans l’ombre; on croit le connaître, mais on ne voit pas son vrai visage ».

Ce pouvoir, Hébert nous l’apprend, c’est celui des syndicats, des rouges.

Vous n’avez pas encore peur?

C’est peut-être parce que vous n’avez pas lu la chronique de Denise Bombardier du 27 mai, dans laquelle elle soutient que ce soulèvement est le fait d’une

« […] extrême gauche longtemps souterraine et de ce fait hyperactive, pour qui le noyautage, l’infiltrattion et l’intoxication selon les meilleures références soviétiques d’avant l’effondrement du mur de Berlin, servent de praxis. Des groupulcules anarchiques, anticapitalistes qui radotent sur un Cuba du nord […] »

Les anarchistes, dans l’imaginaire prétentieux de Bombardier, admirent le modèle Cubain… Mais si la grande dame du Devoir est indéclassable en terme de mépris, la palme de la finesse analytique revient pourtant à Benoît Aubin

« Quand de tels détournements de démocratie se passent ailleurs, on appelle ça un putsch… Mais pas ici, si ce sont les « bons » qui agissent – même s’ils trichent, mentent et abusent…Ici, c’est le « printemps québécois…»

Un coup d’État, donc, de la gauche radicale. Un coup d’État auquel nos chroniqueurs se promettent toutefois de résister, avec courage et détermination. Eric Duhaime, le 13 mai soutient

« On doit combattre la peur de descendre dans le métro pour aller au boulot, la peur de franchir les piquets des boycotteurs pour rentrer en classe ou la peur d’écrire des vérités qui choquent.

Prenez le métro paisiblement! Tentez pacifiquement d’assister à vos cours! Moi, je vais juste continuer à écrire ce que je pense… »

***

Contre le pouvoir de l’argent, l’ordre étatique et capitaliste; contre le parlementarisme qui porte toujours les mêmes partis au pouvoir; contre la brutalité grandissante des forces de l’ordre; contre les lois « spéciales » antidémocratiques et de plus en plus fréquentes; contre la marchandisation du monde; contre le discours médiatique qui favorise toujours les puissants et fait le jeu de la police…

Pour une société démocratique, libre et égalitaire; pour une éducation acccessible ou gratuite; pour une société où l’argent ne dicte pas nos destinées; pour une société sans brutalité ni loi d’exception; pour une société où on a parfois le temps de jouer de la musique dans la rue, histoire d’y faire la rencontre de ses voisins…

La révolte est grande et il est normal que notre élite ne la comprenne pas.

Car c’est à cause d’elle – contre elle! – que cette fronde se met en mouvement.

En ce sens, même si c’est pour de mauvaise raison, elle a bien raison d’avoir peur…