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Violence légitime: par delà le fusil de Lénine et le dhotî de Gandhi

Si ce monde n’a pas de sens supérieur, si l’homme n’a que l’homme pour répondant, il suffit qu’un homme retranche un seul être de la société des vivants pour s’en exclure lui-même. Lorsque Caïn tue Abel, il fuit dans les déserts. Et si les meurtriers sont foule, la foule vit dans le désert et dans cette autre solitude qui s’appelle promiscuité.

– Albert Camus

La révolte est la forme que prennent la dignité et la liberté au sein d’une société qui les nient. Elle est l’acte par lequel l’humanité se met à exister. Elle tire l’individu de son isolement et de sa solitude pour faire de sa souffrance un enjeu collectif.

Contre l’aliénation de l’économie, contre la violence de l’État, contre la terreur et le mensonge : pour simplement être et vivre, l’individu doit se révolter. Comme le souligne Simone Weil : « rien au monde ne peut empêcher l’homme [et la femme] de se sentir né pour la liberté. Jamais, quoiqu’il advienne, il ne peut accepter la servitude; car il pense ».

Mais la révolte ne possède pas de frontières fixes. Elle est une tension, un conflit perpétuel. Oscillante, elle côtoie toujours la possibilité de son renversement dans une nouvelle forme de domination. Elle se perd lorsqu’elle est arrachée à la quotidienneté pour se mettre au service de principes abstraits tels que l’Histoire, la Démocratie, la Raison, etc. Elle est la défense de la vie concrète. Elle ne trouve pas son fondement dans l’idéologie, mais dans cette part de nous-mêmes « qui ne demande qu’à être ».

En ce sens, elle refuse le meurtre, se dresse contre sa logique. Elle n’est pas la violence, mais sa négation immédiate. Comme le dit Camus

L’action révoltée authentique ne consentira à s’armer que pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles qui la codifient. Une révolution ne vaut la peine qu’on meure pour elle que si elle assure sans délai la suppression de la peine de mort; qu’on souffre pour elle la prison que si elle refuse d’avance d’appliquer des châtiments sans terme prévisible.

La révolte « échappe à la règle et à la loi ». Elle découvre ses principes dans son propre déploiement. Dans la « chaleur de l’insurrection » et de la protestation, elle fait naître une mesure, une mesure nécessairement instable et approximative : celle de la vie.

Lénine et Gandhi

Entre la « contre-violence » révolutionnaire de Lénine et la « non-violence » de Gandhi, un équilibre est possible. La conception léniniste considère que le monopole de la violence de l’État est un outil à mettre au service d’une finalité. Pour le tacticien du socialisme, de même que pour ses éternels successeurs, la violence est un instrument utile au prolétariat afin d’en finir avec le règne de la bourgeoisie.

La finalité était l’émancipation… qui n’est jamais advenue. Et nous connaissons maintenant la dégénérescence tragique à laquelle cette stratégie a conduit. En plaçant le « sens de l’Histoire » au-dessus des considérations humaines, Lénine a fait violence au présent. Cette doctrine, loin d’être périmée, est en fait partie intégrante de l’idéologie dominante contemporaine – qui n’en sait rien, bien entendu. C’est cette doctrine qui, cette fois au nom de la Démocratie, de la Liberté et de la Raison, se déploie en Irak et en Afghanistan. Et c’est également elle qui, au nom de la « Nation » et de « Dieu, se déploie présentement avec une brutalité inouïe contre la Palestine.

Tout aussi brillant tacticien que son homologue marxiste, Gandhi, à son opposé, développe le principe de désobéissance civile non-violente, la satyagraha (la « force de la vérité »). Ce concept en est un très radical. Il prend les formes concrètes de la manifestation pacifique, de la grève, du jeûne, du boycottage, etc.

Face à la violence, Gandhi oppose la force de l’amour. La violence, selon cette conception généreuse, est l’incarnation du mal. Elle ne peut être domptée, elle doit être éliminée. Ces paroles de Gandhi, face à la menace d’extrême droite, en 1940, en témoignent

« J’aimerais que vous déposiez les armes que vous possédez comme étant inutiles pour vous sauver, vous ou l’humanité. Vous inviterez Herr Hitler et Signor Mussolini à prendre ce qu’ils veulent des pays que vous appelez vos possessions… Si ces gentlemen choisissent d’occuper vos foyers, vous les leur laisserez. S’ils ne vous laissent pas partir, vous vous laisserez massacrer, hommes, femmes et enfants, mais vous refuserez de leur prêter allégeance. »

Bref, selon les principes de la satyagraha, la violence doit être en quelque sorte retournée contre soi-même. Les nombreuses grèves de la faim menées par le père de l’indépendance indienne en sont des témoignages forts éloquent. Et selon la stratégie léniniste, la violence est justifiée dans la mesure où elle sert des fins « justes » – universelles et vertueuses.

Dans un cas comme dans l’autre, l’inhumanité de la violence n’est pas domptée, mais niée. Comme l’affirme l’auteur de L’Homme révolté : « La non-violence absolue fonde négativement la servitude et ses violences; la violence systématique détruit positivement la communauté vivante et l’être que nous en recevons ».

Comment refuser de subir la violence tout en refusant de la reproduire?

Comment articuler une stratégie politique efficace à partir de cette double négation?

Autrement dit, comment, selon la formule de Walter Benjamin, « détruire la destruction »?

Bonne question… Une question qui demande à être posée et reposée jour après jour, car elle constitue le cœur même du mouvement de la révolte, sa justification et sa frontière.

Dans la mesure où elle trouve son élan dans un esprit combatif et libertaire, qu’elle fuit le corporatisme et s’attèle à réellement transformer la vie, la grève – spontanée ou non – représente l’une de ces réponses possibles.

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Notes

Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951.

Étienne Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010.

Lénine, L’État et la révolution, Pékin, Éditions en langue étrangère, 1970.

George Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Seuil.