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Humour et politique

Il convient aussi à la vérité de rire, parce qu’elle est joyeuse, et de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est confiante dans sa force. Seulement il faut éviter que son rire n’excite à son tour la raillerie, s’il était déplacé. Mais d’ailleurs partout où le rire est convenable, il remplit un devoir.

― Tertullien (vers 200 apr. J.-C.)

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’humour prend une grande place dans nos vies, particulièrement au Québec. Pourtant, il existe peu de réflexions sérieuses sur le sujet. On a cette impression que les mêmes vieux clichés sont répétés ad vitam aeternam : d’un côté on critique le manque de contenu et la vulgarité (merci Denise Bombardier), de l’autre on répète qu’on est là pour se divertir sans trop réfléchir. Il est pourtant possible d’aller plus loin. L’humour est une arme. Comme toute manifestation culturelle, elle a un contenu politique, qu’il soit explicite ou non. En regard du dernier scandale concernant l’humoriste Mike Ward et Jérémy Gabriel, il nous a semblé pertinent de faire appel à quelqu’un qui a réfléchi à l’humour de manière plus détachée, plus théorique.

Nous avons donc fait appel à Julie Dufort, enseignante à l’École nationale de l’humour et chargée de cours en sciences politiques à l’UQAM, qui a bien voulu répondre à nos questions.

Les questions simples sont souvent les plus pertinentes. Tu peux nous expliquer ce qu’on entend par « humour »?

Aux questions simples, il faut parfois répondre par des explications compliquées! L’humour semble en effet banal parce qu’il est partagé par tous. Puisque tout le monde rit et peut faire rire, nous avons l’impression qu’il est facile de comprendre et expliquer ce phénomène. Comparativement à d’autres questions sociopolitiques, comme les enjeux économiques ou l’environnement par exemple, l’humour ne semble pas nécessiter de connaissances particulières et scientifiques pour s’expliquer. Cette proximité face à l’humour amène autant les praticiens (humoristes et auteurs), les experts que les profanes à prendre part aux débats qui émergent d’une controverse humoristique – comme nous venons de le vivre avec l’affaire Jérémy Gabriel c. Mike Ward.

Pourtant, quand l’on s’y attarde l’humour saisit par sa complexité. Pour plusieurs, l’humour se définit comme ces choses et situations qui provoquent le rire. Pourtant, il existe des rires qui ne relèvent pas du tout de l’humour, comme le rire hystérique ou nerveux. Il existe aussi des formes d’humour qui ne génèrent pas une manifestation explicite des rires. Énoncer un propos ironique, par exemple, amène souvent une surenchère plutôt que des esclaffements. Bref, même si le rire n’est pas toujours sonore, nous pouvons affirmer qu’il est l’effet généralement recherché et qu’il peut parfois prendre des formes autres, comme le rire silencieux. Un autre élément à considérer pour définir l’humour est son ambigüité. Comparativement au politique qui est du domaine du sérieux, l’humour génère une multiplicité interprétative. Ainsi, l’humoriste joue sur la frontière entre le réel et l’imaginaire, et où plus d’une réponse ou interprétation sont possibles. L’humour se nourrit de cette ambigüité comparativement au politique qui traite les contradictions et désaccords comme étant problématique.

L’humour semble partout, et peut-être au Québec plus qu’ailleurs. Les humoristes sont sur toutes les ondes radio et télé, les films populaires sont souvent de nature humoristique, les humoristes remplissent les salles, etc. Est-ce que tu y vois un phénomène proprement québécois?

Il existe en effet un nombre impressionnant d’émissions proprement humoristiques à la télévision et à la radio québécoises, et ce, dans un spectre très large (des gags Juste pour rires à La soirée est encore jeune). Il faut aussi compter les émissions qui ne traitent pas directement d’humour, mais qui comportent un segment humoristique comme c’est le cas avec Tout le monde en parle et le rôle de bouffon de Dany Turcotte. Finalement, rares sont les endroits dans le monde où l’humour s’apprend comme un métier. L’École nationale de l’humour fait graduer chaque année une quinzaine d’humoristes et d’auteurs.

Même si l’humour semble omniprésent au Québec, nous sommes loin d’être les seuls à en consommer en masse dans la culture populaire. Nous n’avons qu’à regarder nos voisins du sud : ils ont la chaine Comedy Central entièrement dédiée aux émissions humoristiques, et l’humour s’insinue même jusqu’à la Maison-Blanche avec le célèbre White House Correspondents’ Dinner.

En fait, le philosophe français Gilles Lipovetsky soutient que les sociétés occidentales sont entrées dans une ère humoristique. La société dite postmoderne serait la seule à pouvoir se qualifier de « société humoristique » parce qu’elle a tendance à dissoudre les limites entre le sérieux et le non-sérieux. L’humour est présent partout dans nos relations interpersonnelles : les livres psycho pop sur les effets positifs du rire foisonnent et ceux qui cherchent l’âme sœur sur les applications de réseautage n’en peuvent plus d’écrire qu’ils aiment le bon vin et qu’ils ont le sens de l’humour. Nous serions dans une époque de détente humoristique.

L’humour est un véhicule politique. Il peut donc transporter des idées d’émancipation, de critique du pouvoir et d’égalité, mais également de haine ou d’intolérance. Pourtant, on tente souvent de le réduire à sa dimension « divertissement » en affirmant que « c’est juste des jokes » et qu’il ne faut pas aller plus loin. Est-ce possible de faire de l’humour qui n’est pas politique?

Je suis de celles et ceux qui croient que l’humour peut se présenter à « l’état pur ». Cela dit, je crois aussi que l’humour peut comporter une dimension politique; ce qui a pour conséquence de faire tomber l’argument du « c’est juste une joke ». Pour reprendre les propos de Wittgenstein, le langage n’est pas privé. Ainsi croire que l’on suit les règles du jeu de langage de l’humour ne revient pas nécessairement à les suivre. Si je conte une blague et que personne ne croit qu’elle était comique sauf moi, elle ne rentre pas dans le jeu de langage de l’humour, et ce même si j’affirme « c’est juste une joke ». La signification d’un propos se fait dans les usages collectifs et c’est donc au public à déterminer si une blague appartient au jeu de langage de l’humour ou du politique. Il faut donc rester critique de celles et ceux qui croient que faire une blague n’a qu’un seul sens. Pour comprendre le politique derrière une blague, il faut chercher dans les pratiques sociales et dans les circonstances spécifiques de l’énonciation (émetteur, récepteur, cible des rires, etc.). L’univers du comique est donc beaucoup plus qu’un véhicule de signification ou de transmission de la réalité, il accomplit aussi des actions sociales. Le champ du risible est si vaste que l’on pourrait dire que ses fonctions sont paradoxales : l’humour est un divertissement, une distraction, un soulagement, ou encore une forme de renforcement des idéologies politiques, d’émancipation collective, et il peut avoir des visées autant progressistes que conservatrices.

Que penses-tu de la dernière polémique avec Mike Ward et Jérémy Gabriel?

Il y a eu énormément de prises de position dans les derniers jours pour interpréter cette polémique. En résumé, nous voyons deux droits fondamentaux qui s’opposent : Mike Ward défendra son droit à la liberté d’expression artistique tandis que Jérémy Gabriel, avec l’aide de la Commission des droits de la personne du Québec, poursuit pour diffamation devant le Tribunal des droits de la personne.

Je ne veux pas faire de pronostic sur la décision que prendra le Tribunal des droits de la personne au Québec. Je voudrais seulement attirer l’attention sur cette question récurrente qui alimente tous ces débats lorsqu’une controverse émerge dans l’univers du comique. Vous remarquerez que, dès lors qu’un humoriste dépasse les limites de ce qui est jugé acceptable en société, le débat se transpose sur la question « peut-on rire de tout? ». Ce fut le cas également, pour la pensée du jour de Jean-François Mercier qui affirmait cet été que: « S’habiller sexy et se déhancher de manière suggestive dans une discothèque pour ensuite se plaindre des regards insistants des hommes, c’est un peu comme manger de la crème glacée dans un village éthiopien et de dire : « Coudonc calice, pas moyen de manger un cornet icitte sans se faire regarder! » ». Les idées derrière chacune des blagues, comme rire des handicapés ou encore de la culture du viol, sont évacuées pour laisser place à une question généraliste sur l’importance de la liberté d’expression. Certes, je crois que nous sommes tous d’accord sur le fait que la liberté d’expression est une valeur fondamentale, et qu’elle ne devrait en rien être remise en question. Ceci étant dit, est-il possible de pousser le débat un peu plus loin et se poser deux questions additionnelles :  qu’est-ce qui fait en sorte que nous rions de ces propos? Pourquoi les blagues ciblent-elles davantage les marginalisés du système plutôt que les puissants?

L’idée n’est pas de laisser tomber « l’humour trash ». Il a été prouvé, depuis l’âge d’or du grotesque au Moyen-Âge, que le langage vulgaire, les blasphèmes et la violence pouvaient remettre en question les idées reçues et les hiérarchies. Ainsi, il ne faut pas s’attarder seulement à la forme que prend le langage humoristique et associer aveuglément l’humour noir, méchant et grossier à une perte de sens civique. Il faut plutôt se questionner sur le contenu, avec ses nombreuses interprétations possibles, et la popularité d’une blague au sein de la société. Quelles sont les relations de pouvoir qui sous-tendent le propos humoristique? De qui rions-nous à gorge déployée? Ainsi, le débat ne pointe pas seulement du doigt les humoristes, mais revient aussi sur nous pour comprendre ce qui nous fait rire comme société.

Autrement dit, l’humour n’est pas un plaisir solitaire : il y a celui qui tente de faire rire et celui qui rit. L’humour nous renseigne autant sur le premier que sur le deuxième. Est-ce qu’on peut dire, à partir de là, que nous vivons à une époque où il est plus facile de rire des laissés-pour-compte que des puissants et des notables?

Exactement. Il y a déjà plus de 100 ans, Henri Bergson disait que le rire a besoin d’un écho. Puisque son milieu naturel est la société, l’humour nécessite une complicité entre rieurs. Il affirme aussi que le rire est quelque chose de vivant. Chaque époque a ses cibles ou encore ses formes d’humour privilégiées comme peut l’être la satire, l’absurde ou encore la parodie. Il est donc un plaisir qui se partage et qui est lié à notre identité. Les blagues servent à nous rappeler qui nous étions à une époque et qui nous sommes aujourd’hui. Sans tomber dans une nostalgie du passé où l’on s’ennuierait de Yvon Deschamps ou encore du groupe les Cyniques, j’ai aussi l’impression de voir dans l’humour de masse davantage de blagues se moquer des « laissés-pour-compte » que des puissants et des notables du système. J’ose tout de même croire que les temps changent. Les soirées d’humour se multiplient à Montréal et nous voyons naître des types d’humour fort différents qui démontrent une certaine ouverture. Par exemple, les Femmelettes est un groupe de femmes humoristes et artistes qui propose un nouveau spectacle chaque mois. En terminant, il ne faut pas oublier que ce qui est pire que de faire rire de vous, c’est de ne jamais faire rire. Faire des blagues sur quelqu’un, c’est aussi reconnaître qu’il existe.