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Quelques questions de jugement en art et en humour

De Zola à Foucault, en passant par Bourdieu, de nombreux penseurs ont contribué à construire la notion de responsabilité sociale autour de la figure de l’écrivain moderne. Si le langage et l’écriture sont les seuls lieux de l’engagement (Barthes), l’écrivain a une responsabilité à l’égard de son public puisqu’il a l’aptitude de lui dévoiler le monde (Sartre).

Cependant, les tensions entre l’éthique et l’esthétique vont largement au-delà du champ littéraire et s’étendent à l’ensemble du champ artistique. Ces tensions sont de plus en plus manifestes alors que l’art ne se contente plus de transgresser les limites de l’esthétique, mais aussi celles du réel. En ce sens, la pratique artistique de la performance amène parfois la subversion à franchir les limites de la fiction, car à l’intérieur de celle-ci, il y a passage de l’oeuvre à l’acte. Quand l’art quitte le symbolique pour remettre en question l’ordre du réel — accrochant au passage les critères éthico-juridiques et moraux qui régissent la vie sociale —, nier la responsabilité sociale retranche, il me semble, le sens même de la subversion et de la provocation qu’il cherche à mettre en jeu.

L’art subversif veut s’attaquer aux préjugés, contraintes, conditionnements… et c’est louable. Mais qu’en est-il lorsqu’on tombe dans la provocation gratuite ? Quels préjugés un artiste serait-il en train de critiquer, par exemple, en proférant des menaces de mort et de lésions corporelles sur des enfants ? Attacher un chien dans un musée et le laisser mourir sous les yeux apathiques des spectateurs serait certes une façon de remettre en question l’institution et la relation esthétique qu’elle engage, mais puisque l’acte de cruauté envers les animaux est réel, l’immunité esthétique peut-elle être encore évoquée ? L’artiste qui se réclamerait d’une immunité juridique dans l’exercice d’une liberté d’expression absolue sous prétexte d’une « exception artistique » jouirait de la subversion sans ses conséquences. Or, l’essence même de la subversion ne serait-elle pas pervertie si on lui retranche ses conséquences ? Y aurait-il une confusion entre l’autonomie esthétique et l’autonomie pénale ?

Au moment de son autonomisation de la sphère politique, l’art se reflétait dans la recherche d’une liberté de l’expression totale. L’art pour l’art, courant esthétique qui s’en est dégagé, se disait amoral et apolitique, ce qu’il transgressait se limitait donc strictement au symbolique. C’est dans cette optique, dans le huis clos des transgressions esthétiques, que l’art pouvait se prévaloir d’une immunité éthico-juridique. Celle-ci reposerait plutôt sur le socle de l’autonomie formelle de l’oeuvre que sur celui de la liberté d’expression. Par contre, cette défense, dite « défense formaliste », de l’oeuvre se trouve dépassée lorsque l’oeuvre transgresse l’espace public. Quand c’est l’ordre du réel qui est transgressé, la frontière entre l’éthique et l’esthétique devient difficile à trancher et c’est là que la liberté d’expression frappe son mur. Autrement dit, quand l’oeuvre sort du cadre de la représentation et de la fiction en flouant l’espace entre le réel et l’irréel, elle tend à intervenir dans le spectre de la réalité : l’oeuvre devient, ni plus ni moins, une conduite sociale, et c’est dans ces paramètres-là que le jugement esthétique ne prévaut plus sur les jugements moraux ou juridiques.

Il est vrai qu’il ne serait pas tout à fait juste de parler de jugement esthétique en humour. Je me trompe peut-être, mais je doute que qui que ce soit ait une épiphanie des sens en regardant un show d’humour. Toutefois, l’humour emprunte à l’art le cadre de la représentation. On n’attend certes pas que sa fiction nous transporte vers les hautes sphères du Beau, mais sans doute vers celles plus triviales de l’agréable. C’est peut-être là une des (nombreuses) faiblesses du divertissement, comme il s’arrête à l’agréable, on ne sort pas de la dichotomie du bon et du mauvais goût lorsque vient la polémique. Et à force de distinguer le bon du mauvais, se décuple les petits dictateurs du goût et leur dogmatisme. Pourtant, n’en déplaise à plusieurs, tout peut être dit, tout : une joke de viol comme une oeuvre qui mettrait en scène des actes de pédophilie ; mais tout ne peut pas être dit n’importe comment. C’est le « comment » qui compte. Comment est installé le cadre fictionnel de la représentation, comment s’est bâti la relation esthétique. Et pour tout dire, il faut que la fiction soit étanche au réel.

Ceci étant dit, je ne fais pas partie des gens qui croient qu’une judiciarisation de l’art aussi bien qu’une police de l’humour soient nécessaires ou souhaitables. Toutefois, il m’apparaît évident que le recours au juridique manifeste une perte de repères du public par rapport aux critères de jugement d’une performance et peut-être même d’une perte de confiance envers les institutions qui les légitimisent. Le judiciaire n’étant ni un jugement de valeur, ni un jugement esthétique, il devient peut-être la seule façon de juger quand le vide a pris la place de la responsabilité sociale, quand il n’y a plus rien à dévoiler au monde que sa nature destructrice.