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De cette subjective objectivité

« Le journalisme actuel, lorsqu’il parle de politique, contribue à raconter des mensonges. Que des dictateurs soient nommés ‘Monsieur le président’ par des journalistes, alors qu’ils sont des assassins, c’est une honte. C’est pourquoi je ne ferai plus jamais rien d’autre que de l’humeur et de la fiction. »

– Gil Courtemanche, discours de clôture du congrès de l’Association des journalistes indépendants du Québec, 2006

 

On revient périodiquement sur le sujet de cette damnée objectivité, cette incessante quête du Graal journalistique qui suscite tant de débats quant à sa pertinence, voire son existence même. Ce fut brièvement discuté ici. Le collègue Steve Proulx avait jadis commis ici-même cette chronique – fort pertinente – au sujet de « cette foutue objectivité ».

Dans le contexte d’une guerre, elle devient carrément insaisissable.

Un jour, vous vous rendez dans un village récemment bombardé par l’aviation d’une force armée étrangère. Celle-ci, de surcroît, appartient au pays qui a colonisé celui dudit village dans un passé pas si lointain et vient aider l’armée nationale à repousser une invasion menée par des fous de Dieu qui ont décidé que Celui-ci avait besoin d’eux, petits hommes, pour imposer une volonté qui serait divine. Vous rencontrez un vieil homme qui vous raconte son histoire. Un beau jour, il voit son village envahi par les fous de Dieu et deux camionnettes lourdement armées se stationnent juste à côté de sa maison. Une mitrailleuse anti-aérienne grossièrement soudée à la boîte du camion est maniée par un jeune homme au visage masqué par un keffiyeh rouge et blanc qui scande la grandeur de son Dieu au rythme des salves qui déciment les rangs de soldats de l’armée nationale, sous-équipés et sous-entraînés (et qui, accessoirement et en majorité, prient le même Dieu). Un bombardement aérien de la force étrangère détruit les camionnettes, mais une volée d’éclats de métal et de débris de la maison en terre cuite blesse grièvement la femme et les enfants du vieil homme. Vous vous indignez contre l’aviation de la force étrangère qui, encore une fois, blesse et tue des civils en écrasant une mouche avec une massue.

Un autre jour, vous vous trouvez dans un autre village, lui aussi en ruines suite à de violents combats. Vous voyez un puits bizarrement recouvert d’un amas de branches d’arbustes qui semble avoir été placé là un peu à la hâte. Vous vous rendez au puits depuis la route, malgré les avertissements des troupes locales – auxquels vous croyez plus ou moins – que les abords du puits sont minés. Vous approchez du puits – néanmoins avec précaution – et soulevez l’amas de branches. Une forte odeur de charogne émane du fonds du puits et, du coup, vous refoulez une subite envie de vomir car, vos soupçons étant désormais confirmés, vous voulez éviter de profaner davantage ce tombeau improvisé. Vous vous penchez au-dessus de l’ouverture du puits pour prendre une photo, mais sans équipement d’éclairage, vos prises de vue sont pour le moins mauvaises. Vos yeux enregistrent tout de même l’atroce spectacle – une sombre marre stagnante de liquide pourri qui fut jadis de l’eau potable parsemé de sandales flottant à la surface. Ça fait des jours que vous entendez parler des rumeurs d’exactions commises par les troupes locales sur des civils suspectés d’être ou de sympathiser avec les fous de Dieu, les indices suffisant aux troupes locales étant barbes, peau claire, articles de vêtements islamiques et statut de talibé, ou étudiant coranique. Malgré le fait que vous êtes courant des exactions commises par les rebelles et les fous de Dieu contre les troupes au nord du pays, vous vous indignez contre les forces locales qui se livrent lâchement à un exercice de vengeance systémique.

Puis, juste avant de rentrer dans le confort de votre foyer dans votre pays riche, développé et relativement pacifique, vous visitez un camp de réfugiés dont la population a fui les villes du nord pays, occupées par les fous de Dieu. Au fil des témoignages recueillis, vous accompagnez ces réfugiés alors qu’ils revisitent l’horreur. Cet homme dont la fille, enseignante, a été abattue d’une balle dans le dos alors qu’elle fuyait à moto l’école qui était assaillie par les combattants. Cette femme, mère de quatre enfants, dont le mari a organisé la fuite pour éviter à son fils de 11 ans d’être drogué et recruté comme combattant, pratique courante pour renflouer leurs rangs. Cet autre homme qui s’est résigné à abandonner maison et atelier de soudure pour trouver refuge plus au sud avec sa famille, dont le voisin a été amputé d’une main après avoir été condamné à la hâte par un tribunal de pacotille utilisant, pour seul ouvrage légal de référence, un livre « saint ». Tous ces réfugiés qui ont déserté ces villes où musique, danse, arts et liberté de presse ont été remplacés par la prière, la répression et l’obscurantisme. Vous vous indignez contre ces fous de Dieu qui instrumentalisent la religion pour étancher leur soif de pouvoir*.

Journaliste que vous êtes, vous pourchassez votre Graal alors que vous rédigez vos reportages et la coupe, les rares fois où vous l’entrevoyez au-travers du brouillard, vous glisse des doigts sans cesse. Désespérément dans le besoin d’un guide pour trouver à votre travail le sens critique nécessaire, vous en arrivez à vous demander si l’objectivité ne serait pas, en fait, la somme de vos indignations? Un point de convergence où se rencontrent toutes ces situations, toutes ces personnes envers lesquelles vous avez porté un sévère jugement?

Vous vous laissez alors guider par cette réflexion dans votre travail. Vous décidez d’appeler un chat un chat, un « combattant rebelle » un fou de Dieu, un « dommage collatéral » une victime civile et un « puits recouvert » une fosse commune.

Vous décidez aussi de rendre compte de ce que vous voyez avec l’humilité de vous savoir subjectif, mais vous cherchez à apporter toute la rigueur possible et nécessaire à un travail journalistique que vous espérez générateur de discussions et de débats.

J’aimerais souhaiter paix à l’âme de l’auteur de Un dimanche à la piscine à Kigali. Hélas.

*L’art de produire des fous de Dieu, au sens plus large, sera l’objet d’un billet ultérieur.