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Se souvenir…Pourquoi?

Laissez-moi vous raconter une anecdote.

Été 2009. Je suis affecté comme instructeur sur un cours élémentaire d’infanterie sur la base de Valcartier. Le 1er juillet, je reçois un coup de fil d’un de nos amis communs. Charles « Chuck » Michaud, un frère d’armes, vient d’être rapatrié au Québec…Et repose dans un état critique à l’hôpital Enfant-Jésus de Québec. Déployé en Afghanistan avec son bataillon depuis mars, il a sauté le 28 juin précédent sur un engin explosif improvisé dans le dangereux district de Panjwayi. Il avait perdu la majorité de ses membres dans cette attaque perpétrée par les Talibans.

Il a rendu l’âme, délivré de sa souffrance et de ses blessures, le 5 juillet suivant.

Nous avions servi ensemble en Bosnie en 2002. Un grand et solide gaillard du Nouveau-Brunswick, toujours jovial, dévoué à ses « buddies » de la section 2 du peloton 9 de la compagnie C, 2e bataillon, Royal 22e Régiment postés à Bihac. J’étais alors réserviste au Régiment de Maisonneuve et je me suis joint au peloton en renfort – les unités régulières sont incapables de se déployer en mission sans le soutien important des réservistes. L’intégration est toujours très difficile, culture militaire oblige. L’esprit de corps y est très fort et les réservistes, des soldats provenant d’autres unités et s’entraînant généralement à temps partiel, y sont perçus par beaucoup de réguliers comme des parasites se portant volontaire pour les missions simplement pour le fric. Ceci dit, j’ai vu très peu de portraits de la Reine dans les salons de mes confrères « réguliers », alors pour le Queen and Country, on repassera. Dans mon esprit, la plus grande loyauté des militaires dans les rangs est surtout dirigée d’abord vers les camarades de la section – ils se battent non pas pour la politique ou la grande cause, mais pour le gars à leur gauche et l’autre à leur droite quand vient le temps de se lancer à l’assaut.

Bref, « Chuck » est devenu, au fil du temps, un de ces camarades de qui je suis devenu très proche au fur et à mesure que je réussissais à m’intégrer au groupe. Notre section formait un noyau très solide, probablement la meilleure de notre peloton, mais je ne suis pas hyper-objectif. D’apprendre sa mort dans le sable de l’Afghanistan fut un véritable coup de masse.

Cet été-là, de nombreuses recrues ont eu à témoigner de l’angoisse et de la tristesse facilement perceptible, presque impossible à cacher, dans le visage de leurs instructeurs alors que nous recevions de bien mauvaises nouvelles provenant du champ de bataille sur lequel notre armée était engagée. Je me souviens aussi d’un de mes collègues, aussi  instructeur, qui a brusquement quitté son bureau et qui est parti s’asseoir contre le mur d’un abri d’instruction, ne pouvant retenir ses larmes devant des recrues qui, j’imagine, comprenaient ainsi davantage dans quoi ils s’embarquaient.

Alors aujourd’hui, si vous prenez un petit coup, portez un petit toast à ceux et celles qui sont tombés ou qui continuent de tomber, parfois pour les bonnes, parfois pour les mauvaises raisons. Profitons de ce Jour du Souvenir pour réfléchir sur ces véritables sacrifices humains perpétrés sur l’autel de la plus grande faillite morale de l’Humanité, la guerre. Profitons de cette journée dédiée à ce devoir de mémoire pour nous demander ce que nous devons réclamer de ces dirigeants qui envoient des milliers de jeunes hommes et femmes au feu en évoquant des motifs parfois douteux, voire carrément mensongers tout en restant confortablement derrière et sans aucune volonté d’honorer, le temps venu, la dette morale qu’ils contractent envers ces jeunes volontaires qui reviendront marqués à vie dans leur chair et dans leur sang. Tous ces vétérans, hommes et femmes, qui se font littéralement cracher au visage par le même gouvernement qui cherche à les priver de ce à quoi ils ont droit – une reconnaissance pour leur sacrifice qui se manifeste notamment sous la forme d’un soutien financier à la mesure de leurs besoins. Sans cette compensation, toutes ces cérémonies, ces défilés, ces coups de canons et ces spectacles aériens ne demeurent qu’un écran de fumée, une illusion de merci à des hommes et des femmes qui croyaient suffisamment en leur mission pour être prêts à y laisser leur vie, qui ont répondu à l’appel, et qui sont aujourd’hui de nouveau sacrifiés sur un autre autel, celui de l’austérité.

Ces politiques va-t-en-guerre qui, lâchement, n’ont que trop souvent jamais eu le courage eux-mêmes de signer au bas de la feuille et d’enfiler casque et bottes de combat.

Se souvenir…Pour mieux agir.