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La jeune fille et la mort @ la Place des Arts – Entre devenir et déclin

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Crédit photo: Damian Siqueiros

J’avais vu son visage sur les affiches il y a quelques semaines et depuis, elle n’avait cessé de me hanter. En longue robe de velours, cambrée vers l’arrière, les paumes exposées. Sa peau claire, blanche, presque translucide. Ses yeux rougis, entre l’extase et la terreur, fixés vers l’obscurité du ciel. La jeune fille et la mort. Comme offerte, contemplant avec béatitude l’affreuse faucheuse fondant sur elle, juste avant de voir son délicat abdomen sauvagement défoncé par ses longs doigts effilés puis, tel un pantin de chiffon disloqué, emportée au plus profond des ténèbres.

Je ne pourrai m’en défaire sans oser ouvrir les volets et descendre avec elle au creux de l’abîme. Et c’est cette nuit qu’on ira.

À l’origine, La jeune fille et la mort, c’est un poème doux et grave écrit par l’allemand Matthias Claudius au début du 19e siècle et mis en musique par Franz Schubert. Au début des années 90, le dramaturge chilien Ariel Dorfman en a fait une pièce mettant en scène une rescapée du régime de Pinochet, dont il est lui-même survivant. La victime encore tremblante, à peine cicatrisée, fait face à son bourreau et oscille entre la vengeance et la justice alors que les rôles s’inversent. Quelques années plus tard, le cinéaste Roman Polanski transposera l’histoire au cinéma.

Le chorégraphe à l’origine de ce tout nouveau ballet, Stephan Thoss, est lui aussi allemand, et son mentor, Patricio Bunster, décédé en 2006, est aussi un exilé du régime dictatorial chilien. Fasciné par la représentation profonde et ambiguë de la manichéenne dualité que porte cette histoire, il a décidé de la faire sienne. Sur l’énorme scène du théâtre Maisonneuve, la frêle ballerine blanche sort lentement d’une valise tel une nymphe s’extirpant de sa chrysalide sous la lumière blafarde de la lune. Elle délie ses membres légers et s’envole, flotte en tournoyant, accrochée puis relâchée furtivement par de grouillantes formes noires.

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Crédit photo: Damian Siqueiros

Enchevêtrés les uns dans les autres, les danseurs, parfois plus d’une douzaine à la fois, évoquent le mouvement d’insectes ondulants, gigotants dans la pénombre glauque de la grotte. Les sonorités qui les portent sont inquiétantes, bruitage industrielle débalancé dont on peut reconnaître la griffe. En effet, cette mélodie a, à l’origine été composée par le duo Trent Reznor et Atticus Ross pour la bande-son du film The Social Network, pour laquelle ils avaient remporté l’Oscar de la meilleur musique de film en 2011.

Comme pour les mouvements des interprètes au cœur desquelles s’embrassent le ballet classique et ce que la danse contemporaine a de plus étrange, la musique soutenant l’oeuvre est une savante mixture de classique et de moderne, où se côtoient un électro ambiant plutôt dark et les élans romanesques du quatuor à cordes de Schubert. On retrouve même au passage une magnifique pièce qu’avait composé Nick Cave pour le long-métrage The Road. Choisie avec doigté.

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Crédit photo: Damian Siqueiros

Sur les planches, fendant la lourdeur de l’ombre, ces êtres filiformes balancent leur bras en avançant à grandes enjambées. Il y a quelque chose du kung-fu, du tai chi dans leurs mouvements gracieux mais secs; et quand la mort se met à détruire une immense muraille à coup de coudes et de genoux, ça relève de toute évidence de l’art martial. Et ils dansent en transportant avec eux les quelques morceaux de décor, cadres de portes et de fenêtres grossièrement dessinés dans la noirceur, tables d’ébène qu’ils déforment et déplacent dans l’espace en virevoltant, se rejoignant, s’embrassant avant de refondre voluptueusement dans l’éternité.

La jeune fille y est séquestrée, tiraillée entre une irrésistible envie de plonger dans le sommeil et l’hiver et son instinct de survie qui la pousse à remonter à la surface. Plus l’oeuvre avance, plus la mort devient autre chose qu’une simple ombre noire qui se profile en arrière-plan, elle s’exprime, se fâche, prend position et la jeune fille apprend à la regarder en face, à l’accepter et à danser avec elle, avant de revenir vers la lumière. Simplement magnifique.

Et il y a encore des représentations jusqu’au 23 mai. Les billets sont disponibles ici: http://www.grandsballets.com/fr/spectacle/la-jeune-fille-et-la-mort/