Richard Desjardins : Travailleur autonome
Musique

Richard Desjardins : Travailleur autonome

Avec le chanteur abbittibbien, on n’est jamais au bout de nos surprises. Il est toujours là où on ne l’attend pas. Il profite du fait qu’il entreprend une série de spectacles au Spectrum pour nous annoncer qu’il «ferme la shop».

«Je ferme la shop.»

La sentence est tombée. Sèchement, sans que je m’y attende. Sans appel. «Depuis dix ans, je n’ai pas arrêté. Là, franchement, je suis fatigué. Je ferme l’atelier.»

Que voulez-vous ajouter à ça?

Un peu de nuance? «Ça ne veut pas dire que j’arrête tout, attention. Tu vois, cette année, je ne fais pas de création, juste de la diffusion. Ça risque d’être comme ça pour un bon petit bout.»

Ça veut dire quoi exactement? «Je vais aller vivre en France. Je crois que j’ai un chemin à faire là-bas. Je compte m’installer dans le Sud. Près de la frontière espagnole. Et peut-être même tenter l’aventure dans cette langue. J’ai déjà trouvé un super traducteur pour mes textes…»

C’est là qu’on est rendu. Richard Desjardins, à cinquante et un ans, annonce une retraite prématurée. Ne lui demadez pas quand son prochain album sortira. Il ne le sait pas et ne veut pas le savoir. Dans sa tête, cette décision est clairement réfléchie: «La shop est fermée.»

Imaginez ma stupeur. J’allais rencontrer Richard Desjardins pour qu’il me parle de Boom Boom, son plus récent disque, qu’il m’entretienne de son retour sur les planches en solo après le trip de groupe avec Abbittibbi, qu’il me jase de sa nouvelle percée européenne, qu’il me raconte son rôle d’entrepreneur culturel.

À la place, ça ne faisait pas vingt minutes qu’on discutait qu’il me lance cette phrase lapidaire: «La shop est fermée.» Je voulais qu’on regarde vers le futur, qu’on parle de la suite, et voilà que, tout à coup, il me force à regarder dans le rétroviseur et à faire un bilan de ces dix dernières années.

L’exception qui confirme la règle
Parce que cette année, Richard Desjardins aurait pu célébrer dans la joie dix ans de succès. Dix ans d’une drôle d’histoire d’amour entre sa volonté de fer (de faire?) et des réticences multiples: des diffuseurs longtemps récalcitrants, un public parfois difficile à rejoindre, les radios commerciales encore sourdes à ses appels, les bookers de spectacles, à une certaine époque, quasi impossibles à convaincre.

En deux ans, entre la parution sur vinyle de son premier album, le fondamental Les Derniers Humains, et sa douce montée vers le lancement du classique Tu m’aimes-tu, petit à petit, à force de concerts vraiment mémorables (combien de fois est-on allé le voir à La Butte Saint-Jacques ou à La Licorne, hein, Félix?), les barrières sont tombées. Une à une.

Dix ans de succès de Richard Desjardins, c’est aussi, d’une certaine manière, la création d’un nouveau genre chansonnier et la redécouverte de cet art que Gainsbourg qualifiait de mineur. Lorsque Desjardins s’est mis à vendre des disques, à être rentable, tout le monde a voulu sauter dans le train en marche. Combien de gens ont fait volte-face et se sont tout à coup découverts fans de Desjardins et amateurs convaincus de chanson? Combien d’auteurs-compositeurs-interprètes se sont identifiés à Desjardins et ont vu en lui un modèle, un exemple à suivre?

En même temps, soyons réalistes, Desjardins n’a rien d’un leader de mouvement. Desjardins est un cas unique. Une réelle exception. Personne ne peut marcher dans les pas de Desjardins. Personne ne peut remplir ses immenses souliers. Desjardins, par sa personnalité intrinsèque, par sa force d’évocation, par son personnage singulier, ne peut être cloné. Desjardins est lui-même et personne ne peut être «le nouveau Desjardins», expression à bannir subito presto. «Un nouveau Desjardins», ça ne se peut simplement pas.

Faire un bilan des dix ans de succès de Richard Desjardins? Difficile. Pour reprendre l’expression de Jim Corcoran, il fait son chemin seul. Ou celle de Manset, il voyage en solitaire. Mais, simultanément et sans qu’il l’ait voulu, on pourrait aussi reprendre le titre du livre de Donna Tartt: il a été Le Maître des illusions. Plusieurs ont pensé qu’ils pourraient prendre le même chemin, qu’ils pourraient eux aussi voyager en solo, et arriver à la même destination, avec autant de bonheur.

Richard Desjardins, à n’en pas douter, est un cas unique. Un loup solitaire, mais qui n’oublie jamais la meute d’où il vient. Un mélange explosif d’amour exacerbé et de combat contre les grosses corporations pour les gagne-petit. Le titre de son plus récent disque, Boom Boom, en est la plus vibrante expression. Boom Boom comme les battements du cour. Boom Boom comme une double détonation.

Combat intime
«Lorsque le disque est sorti, tu avais écrit que ça ressemblait à un combat intime. Pour moi, c’était exactement ça. Tu l’as eu direct. Bull’s eye!»

Ce n’était pas très difficile. Boom Boom est un jeu de séduction où tous les détours sont permis (ça fait durer le plaisir…); mais attention de ne pas mettre le pied sur une mine ou dans un piège. Boom Boom est un disque grave, un retour à un concept d’intimité (tant sur le plan de la performance, où le chanteur est seul. qu’au niveau du contenu des chansons), après une aventure collective qui a duré un peu plus longtemps que prévu. «Avec Abbittibbi, on a fait deux disques, en comptant le Live, alors qu’on devait en faire un seul. Et on a donné deux fois plus de spectacles que ce qu’on croyait au départ. Pour moi, ç’a été une vraie réussite…»

Le midi de notre rencontre, Richard Desjardins m’a semblé différent. Complètement dans son film, L’Erreur boréale (c’était quelques jours avant sa première diffusion…), il en parlait d’abondance, tout comme il n’a pas hésité à récapituler l’histoire d’Abbittibbi. Pourtant, lorsque venait le temps de parler de Boom Boom, il se refermait quasi instantanément. Une huître.
Tentative d’explication. Dis-moi, Richard, si tu as de la difficulté à parler de Boom Boom, n’est-ce pas justement parce qu’il est plus personnel? Parce que ton investissement émotif est plus grand que dans L’Erreur boréale ou dans Chaude était la nuit d’Abbittibbi? «C’est évident. Dans L’Erreur boréale, je laisse les autres parler. Je ne fais que poser les questions. Tandis que Boom Boom représente, pour moi, une grosse somme de travail et quelque chose d’effectivement très personnel.»
Il n’en dira pas beaucoup plus. Comme si, après avoir mis ses tripes sur toutes les tables de la francophonie, Desjardins, en annonçant qu’«il ferme la shop», mettait également un terme à cet exhibitionnisme sentimental. Comme si Richard Desjardins souhaitait redevenir un citoyen anonyme, agir comme tel, tout en continuant à s’engager, et cesser de répondre à toutes nos questions vaguement existentielles.

En bon français: Richard Desjardins, après avoir vécu dix ans sous les projecteurs, veut maintenant avoir la paix. La sainte paix.

Solo boy
«Je vais te dire, bien honnêtement, lorsque j’ai recommencé à faire des shows en solo, si je me souviens bien c’était à L’Assomption, j’ai vraiment eu la chienne. T’imagines? Tu entres sur scène dans le silence le plus total. La seule chose que tu entends, c’est le craquement du plancher de bois de la scène lorsque tu t’avances vers le micro à l’avant. C’est vraiment quelque chose quand ça fait quelques années que tu te promènes en gang…»

Cette première étape, Desjardins l’a franchie l’automne dernier. Pour lui, il était important de s’assurer qu’il en était encore capable avant d’affronter le Spectrum de Montréal. Pour lui, il était important que le show soit extrêmement bien rodé avant de le présenter au Spectrum. La dernière chose qu’il voulait, c’était casser ce nouveau spectacle en solo à Montréal.
Avant de fouler la scène du Spectrum, Desjardins sera monté sur scène en solo pas loin d’une cinquantaine de fois, ici au Québec, mais aussi en Europe francophone. «L’an dernier, j’ai fait une tournée en France, dans des festivals de chanson. Après cette tournée, mon agent là-bas m’a dit que je pouvais revenir à peu près n’importe quand, et que je pourrais donner assez facilement une soixantaine de spectacles. Qu’à peu près partout où je suis passé, ils me veulent encore. Et qu’entre les diffuseurs, le mot se passe comme quoi je remplis mes salles et que le public est comblé. Que puis-je demander de plus? Je trouve ça fantastique.»

Une des raisons fondamentales de cette fermeture d’atelier est cet intérêt marqué des Français particulièrement pour les chansons de Desjardins. D’ici peu, c’est là-bas que Desjardins fera son nid. «Surtout que j’ai finalement réglé toutes mes affaires en Europe. J’ai récupéré tout mon catalogue de disques et me suis trouvé un nouveau distributeur. Désormais, je ne me ferai plus avoir sur les redevances, etc. Je ne fais plus affaire avec une multinationale, mais avec un petit distributeur indépendant qui avait vraiment envie de travailler avec moi…»

D’ici peu, Desjardins fera la même chose ici. BMG, qui s’occupait de la distribution de ses disques, ici comme à l’étranger, ne sera bientôt plus dans le portrait. Desjardins retourne à l’indépendance et ne veut plus faire de business avec de grosses corporations. Rien de bien étonnant là-dedans.

Et, s’il choisit encore avec soin ses premières parties (à Montréal, arrivez tôt, pour découvrir Céline Delisle ou Marc Edgar), il ne se mêle pas des affaires de la compagnie qui s’occupe de sa gérance. Il n’a aucun droit de regard sur les artistes qui en font partie. Il n’a aucun avis à donner. Et si son gérant veut aussi prendre en charge la carrière de Kathleen (véridique!), Desjardins n’a rien à dire. Ce n’est pas son problème. Et s’il lui demande d’écrire une chanson pour sa nouvelle protégée, Desjardins a tout le loisir de refuser. Ou même d’accepter. Ce qu’il a fait.

Ce qui prouve encore une fois que la chose la plus importante pour Richard Desjardins est la liberté. La liberté de travailler avec qui il veut. La liberté de passer du Party de Pierre Falardeau à Kathleen. La liberté de passer pour le chantre du Plateau Mont-Royal même s’il habite Laval depuis quelques années. La liberté de reformer Abbittibbi pour se payer un bon trip de gang démocratique au maximum. La liberté de revenir en solo et d’être le seul maître de ses pensées, faits et gestes. La liberté de tout arrêter en pleine gloire et d’annoncer que «la shop est fermée». La liberté d’investir le marché français et d’aller voir pour de vrai ce qui peut s’y passer. La liberté de tenter une pointe vers le marché hispanophone. La liberté de nous charmer, de nous faire réfléchir, de nous entertainer, de nous surprendre et de nous faire suer.

Après dix ans de succès, Richard Desjardins a décidé de «fermer la shop» au Québec. Sans presser le bouton de la panique, sans dire qu’on ne le verra plus jamais sur scène (ce qui serait évidemment faux), sans dire qu’il ne fera plus de disques («En tout cas, pour un bon bout de temps…»), chose certaine, un coup l’opération Boom Boom terminée, Richard Desjardins se fera rare. Très rare.

Comme s’il ne l’était pas déjà…

Du 14 au 17 et du 21 au 24 avril
Au Spectrum
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