Jean-Pierre Ferland : L'âge déraison
Musique

Jean-Pierre Ferland : L’âge déraison

Après avoir été en convalescence, suite à un accident de motoneige, pendant une bonne partie de l’année, le chanteur revient dans une forme resplendissante, plus généreux et ratoureux que jamais.

«À mon âge, je peux tout me permettre.»
Cette année, Jean-Pierre Ferland, le plus jeune des vieux chanteurs québécois, célèbre son soixante-cinquième anniversaire de naissance. Et il n’arrête pas de travailler pour autant. Suite à la parution de L’amour c’est d’l’ouvrage, l’automne dernier, il s’embarque dans une tournée qui devrait, si tout va aussi bien que prévu, durer deux ans. Lorsqu’elle sera terminée, Ferland aura soixante-sept ans. «Peut-être qu’après, je vais arrêter. Je ne sais pas si j’aurai encore l’énergie. Parce que faire des spectacles, ça en demande beaucoup beaucoup. Chose certaine, c’est que je ne serai pas du genre à faire huit spectacles d’adieu. Lorsque ma décision sera prise, je vais arrêter, et ça va finir là.»

Mais, pour l’instant, nous n’en sommes – heureusement – pas encore là. Je rejoins Jean-Pierre alors qu’il est en pleine répétition, au Corona. Il a beau avoir donné quelques concerts (aux Îles-de-la-Madeleine, entre autres), il raffermit encore son tour de chant. Lorsque j’arrive, Ferland et ses musiciens répètent un medley, composé de Si on s’y mettait, Sing Sing et Quand on aime on a toujours vingt ans. En fait, pour être vraiment précis, on travaille d’arrache-pied sur deux toutes petites secondes de musique: la transition entre Si on s’y mettait et Sing Sing. On a beau mettre toute l’huile au monde sur ce point de jonction, il reste une chose: c’est le chanteur qui entame Sing Sing seul, «sur le fly», comme il le dit.

Ça pourrait avoir l’air banal, mais en même temps, c’est aussi beaucoup ça, la manière Ferland en spectacle: tout a beau être répété, rejoué, arrangé de la façon la plus précise possible, le chanteur se débrouille toujours, avec son célèbre sourire de petit garçon qui aurait fait un mauvais coup et qui le sait très bien, pour embarquer «sur le fly», comme si tout cela relevait de la grande improvisation sans filet. Là-dessus, Ferland est un as. Et c’est probablement pour cette raison que, aujourd’hui encore, on retourne le voir en spectacle. Tout a beau être rodé au maximum, avec lui on ne sait jamais: «À mon âge, on peut tout se permettre…»

Même s’il croit qu’il peut tout faire, il y a une chose impossible pour Ferland: donner un spectacle qui va inclure toutes ses chansons. Avec autour de quatre cents titres à son répertoire, il doit nécessairement faire des choix. «Lorsque je bâtis un spectacle, je commence par la fin. Je sais avec quelle toune je vais terminer le show. Après ça, je sélectionne celles que j’ai vraiment envie de chanter, sans toutefois miser uniquement sur mon dernier disque. De L’amour c’est d’l’ouvrage, je n’en interprète finalement que trois. Et trois ou quatre d’Écoute pas ça. Un coup cette première sélection faite, je tente de bâtir des petites histoires avec des chansons qui se répondent. La dernière chose que je veux, c’est être pris avec une chanson que je n’ai pas envie de chanter, même si elle peut bien s’emboîter dans une autre. J’aime mieux n’interpréter ni l’une ni l’autre.»

Contrat de confiance
On ne peut pas, je crois, affirmer que Jean-Pierre Ferland a beaucoup changé au fil des ans. On peut cependant dire sans se tromper que la parution d’Écoute pas ça, en 1995, a complètement bouleversé d’abord l’auteur-compositeur, puis le chanteur. À l’époque de sa parution, Ferland disait à qui voulait l’entendre que plus jamais il ne retournerait dans un studio d’enregistrement, et que, désormais, ses disques, il les coucherait sur bandes dans sa cabane à sucre, derrière sa maison.

En fait, ce que Jean-Pierre a découvert à ce moment-là était beaucoup plus fondamental qu’une simple question technique: «J’ai longtemps cru que j’étais un imposteur dans ce milieu. Il n’y a pas d’artistes dans ma famille, à part moi. Je n’étais pas destiné à faire ce métier. Je n’ai jamais cru que j’avais un réel talent. Sauf depuis Écoute pas ça. Depuis, j’ai confiance en moi. Avant, ce n’était pas le cas. J’ai certainement frimé pendant des années, mais je n’avais pas cette confiance que j’ai maintenant.»

Cette confiance, c’est toute la différence du monde. C’est celle qui lui permet, justement, de dire qu’«à son âge, il peut tout me permettre». Celle qui fait que pour son plus récent disque, L’amour c’est d’l’ouvrage, paru l’automne dernier, il savait qu’il avait besoin de neuf nouvelles chansons et qu’il n’en a composé que neuf. «Souvent des gens me demandent si je n’ai pas une chanson qui traîne dans le fond de mes tiroirs et qu’ils pourraient interpréter. Et je n’en ai jamais. Je trouve ça difficile de composer des chansons. Je n’en écris jamais plus que nécessaire.»

Si l’écriture est un exercice difficile pour Ferland, c’est qu’il y va au feeling. Il ne provoque pas l’inspiration, il attend, guitare à la main, qu’elle s’impose. «Gilles Vigneault est quelqu’un de très discipliné de ce côté. Il se lève tous les matins à la même heure et, avant toute chose, il écrit. J’ai essayé ça une seule fois. Je me suis levé à cinq heures, un matin, et je me suis enfermé pour écrire, sans café ni cigarettes. Lorsque j’en suis sorti, j’avais composé On oublie qu’on oublie. Et je peux te dire que je l’ai écrite très rapidement. J’avais tellement hâte de boire un café et de griller une cigarette!»

La nouvelle confiance de Ferland l’amène aussi à n’avoir aucune crainte. Il dit aujourd’hui les choses telles qu’elles sont, sans peur du jugement des autres, sans craindre pour sa réputation. On peut croire que c’est cette quasi-absence de pudeur qui fait qu’il peut aujourd’hui écrire une chanson comme J’aime un homme: «J’avais commencé à écrire cette chanson pour un de mes grands amis, raconte Jean-Pierre. Plus j’avançais dans la chanson, plus je me disais que ça n’avait aucun bon sens d’écrire ça, que, de ma part, ce n’était pas crédible. C’est pour ça qu’à la fin, sur une entourloupette, je finis par avouer que l’homme en question, c’est moi!»

Il ne pouvait en être autrement. Comment le gars qui a écrit T’es belle, Si je savais parler aux femmes, Marie-Claire, T’es mon amour, t’es ma maîtresse, Qu’êtes-vous devenues, Les Femmes de trente ans, autant d’odes à la beauté féminine, pouvait-il, soudainement, écrire une chanson pour un gars? Parce que Ferland, à son âge, peut effectivement tout se permettre. Comme il se l’est toujours permis ou presque. Ferland est un des rares de sa génération à n’avoir refusé aucune musique: on l’a même vu flirter avec le disco à l’époque d’Une histoire de discothèque, ou avec le psychédélique lorsqu’il interprétait Le Chat du Café des artistes, sur l’album Jaune. Comme il a écrit sur Les Journalistes, Gilles Villeneuve (Un gentilhomme et un champion, sur Bleu Blanc Blues), La Soucoupe volante ou Les Jambes!

Jean-Pierre Ferland a beau répéter à gauche et à droite «à mon âge, je peux tout me permettre», un doute subsiste: et si, de toute façon, peu importe l’âge, Jean-Pierre Ferland s’étaitt toujours tout permis? Et si c’était exactement pour ça qu’on continue à le suivre, à l’apprécier et à l’aimer?

Du 28 septembre au 10 octobre
Au Corona
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