Jorane : La théorie de la relativité
Musique

Jorane : La théorie de la relativité

Une fois qu’on l’a entendue, on ne peut échapper à la violoncelliste québécoise qui lançait, en juin dernier, son premier album. Attendez d’assister à un de ses spectacles maintenant…

Honnêtement, j’allais faire l’entrevue avec Jorane avec un mélange de crainte et de hâte. Je ne la connais pas beaucoup. En fait, je ne la connais pas du tout. On s’est parlé une fois ou deux, dans un cadre professionnel.

Mais j’avais très envie de parler avec Jorane parce que Vent fou, son premier album, a été pendant un bon bout de temps collé dans mon lecteur de compacts à la maison. J’aime l’ambiance générale qui se dégage de ce disque aussi éclaté qu’éclatant. J’aime les sonorités qui émanent de son violoncelle. J’aime sa voix: chaude, ronde, profondément blanche, et pourtant pleine d’émotion et d’intensité. J’aime les arrangements sur ce disque: ingénieux, intrépides, efficaces, extrêmement satisfaisants pour ceux qui sont las des gimmicks pop; mais pas trop aventureux, pour ceux qui désirent tout de même s’accrocher à de bonnes vieilles valeurs.

J’avais très envie de parler avec Jorane parce que le dernière fois que je l’ai vue en spectacle, au D’Auteuil, lors du dernier Festival d’été de Québec, elle m’a renversée par sa maîtrise de la scène comme rarement ça m’est arrivé avec un novice dans ce métier. Habituellement, ne nous leurrons pas, ce qu’on apprécie chez les débutants, c’est justement la fragilité de leur inexpérience. Chez Jorane, le peu d’expérience s’est vite traduit en assurance.

Cette envie de la revoir était aussi teintée de crainte. Je ne la connais pas beaucoup, mais suffisamment pour savoir que l’interviewer relève parfois de l’exploit. Parce que pour Jorane, il n’y a rien d’évident. Rien n’est automatique. Il n’y a jamais d’acquis. Il faut dire que, normalement, je suis celui qui pose celles-ci. À l’artiste, au chanteur, à la chanteuse de se débrouiller avec mes questions. Au musicien, à la musicienne de faire face à mes impressions et d’y répondre. Normalement. Mais je me doutais bien qu’avec Jorane, ça ne pouvait simplement pas être normal. Je me doutais bien qu’avec Jorane, il y aurait fort probablement des complications.

Et c’est très correct ainsi. C’est correct parce que ça fait partie de la personnalité de la chanteuse. C’est correct – et ceux qui ont écouté son disque s’en sont vite rendu compte -, car la facilité n’est pas une valeur à laquelle Jorane accorde beaucoup d’importance…

Québec sait faire
Au départ, je voulais vous raconter l’histoire de Johanne Pelletier. Comment cette jeune fille, originaire de Québec, est devenue Jorane, l’une des plus belles énigmes du milieu de la musique au Québec. Je soumets donc ma proposition à la principale intéressée. «Encore? Je n’ai pas envie de ça. Les gens en savent bien assez sur moi…»

Essayons tout de même. On sait que tu viens de Québec, mais d’où plus précisément? «Charlesbourg. Pourquoi? Est-ce que c’est intéressant, ça?» Ben, ça donne une indication. Charlesbourg n’est pas Cap-Rouge. On sait donc que tu viens d’un milieu relativement modeste, pas de la grande bourgeoisie de Québec. C’est simplement pour donner des points de repère aux lecteurs. «O.K. d’abord. Mais Charlesbourg n’est pas vraiment important. Parce que dès que j’ai pu, autour de quatorze ans, je me suis beaucoup tenue dans le Vieux-Québec, rue Saint-Jean, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murs. C’est vraiment dans le Vieux-Québec que j’ai l’impression d’avoir grandi. J’allais souvent au Café Temporel. Je ne me tenais pas sur Grande Allée du tout. Je me demande même si je suis déjà allée au Dagobert!»

C’était en quelle année? «Je ne sais pas. Je ne suis pas bonne dans ces calculs. Les années, je ne retiens pas ça. Attends, j’ai vingt-trois ans, ça devait donc être au début des années 90. Mais pourquoi est-ce si important?» Parce que le fait que tu te tiennes au Temporel plutôt qu’à La Fourmi ou à L’Arlequin donne une indication sur le genre de fille que tu étais et que tu es fort probablement encore aujourd’hui. Parce que les lecteurs vont pouvoir comparer avec ce qu’ils faisaient à la même époque. Parce qu’il est peut-être important de savoir d’où tu viens pour savoir ensuite où tu iras…

Toute l’entrevue s’est déroulée de cette façon. Je posais une question à Jorane et, chaque fois ou presque, il fallait aussi que je justifie ma question. Comme si sa musique vivait par elle-même et qu’il n’y avait personne derrière pour la composer, pour l’interpréter. Ces justifications étaient importantes pour Jorane. Je ne pouvais m’y soustraire en les ignorant, en n’y répondant pas. Honnêtement, en plus de quinze ans de métier, je n’avais jamais vu cela. Pas une seule question qui n’ait été profondément analysée avant qu’elle y réponde. Quand Jorane daignait bien y répondre.

Pourquoi je vous raconte tout ça? Pour que, comme moi, vous tentiez de cerner la fille derrière la musicienne. Parce que cette façon de faire me semble un trait de caractère essentiel chez Jorane. Parce qu’au bout de deux heures, on a réussi conjointement, Jorane et moi, à établir deux choses importantes dans la personnalité de la jeune fille: d’abord, qu’elle se pose beaucoup de questions; puis, qu’elle déteste les généralisations.

Ce n’est pas beaucoup? C’est énorme. Ça en dit long sur le côté indescriptible de la musique de Jorane. Parce qu’elle ne se sent pas bien dans la généralisation, elle s’est arrangée, fort probablement inconsciemment, pour qu’on ne puisse la ranger dans aucune des petites catégories musicales déjà convenues. Non, Jorane ne fait ni du jazz, ni du rock, ni du world beat, ni de la musique atmosphérique. Non, Jorane ne chante pas uniquement en français: il y a des pièces instrumentales, et d’autres où elle chante sans articuler le moindre mot d’une langue connue sur cette planète.

En fait, la seule certitude, c’est que l’instrument privilégié par la musicienne est le violoncelle, rare dans la musique pop contemporaine. «Lorsque j’étudiais la musique, vers dix-huit ou dix-neuf ans, au cégep, mon instrument principal était la guitare, et le violoncelle, mon instrument secondaire. Sauf que je me suis rapidement aperçue que j’avais peut-être plus d’aptitudes pour le violoncelle. Lorsqu’un de mes professeurs m’a demandé si je ne voulais pas inverser l’ordre de ces deux instruments, je n’ai pas hésité une seconde. J’aime vraiment beaucoup la sonorité du violoncelle, tour à tour très riche ou très grave, très aiguë. Ce n’est pas que je n’aimais pas la guitare, c’est surtout que le violoncelle m’inspirait davantage.»

Pendant quelques années, Jorane a été le secret le moins bien gardé de la scène locale. Dès ses premiers pas sur des scènes montréalaises (elle avait débuté à Québec quelques mois auparavant), la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre. Elle était la fille qu’il fallait voir. Tous les dépisteurs de talents de toutes les compagnies de disques se sont pointés à l’un ou l’autre de ses concerts. Tous en sont ressortis subjugués, avec la ferme intention de faire signer un contrat d’enregistrement à cette jeune musicienne. Tous, sauf Mark Lazare, de chez Tacca (on va finir par croire qu’il se spécialise dans les cas difficiles: Kevin Parent, Jorane, maintenant Nicola Ciccone…), s’y sont aussi cassé les dents. Comment faire connaître cette fille au talent immense sans la collaboration des radios? Comment faire pour rendre sa musique plus accessible, sans dénaturer le produit et blesser la compositrice?

C’était, pour la plupart, peine perdue. Mission impossible. Parce qu’on ne peut changer ni Jorane ni sa musique. Parce qu’il est inutile même de songer une seule seconde que cette fille-là va faire des compromis pour tourner à la radio. Ça ne lui ressemble en rien. Ce n’est pas son genre. Ni le système dans lequel elle veut fonctionner.

Le poids des mots
Vous voyez? Avec Jorane, il faut toujours être le plus précis possible. On ne peut pas dire un mot à l’aveuglette. Il faut toujours choisir le bon. Le justifier. Les mots sont importants et ce qu’ils veulent dire aussi. On ne peut pas dire n’importe quoi, n’importe quand. «Je n’aime pas parler de moi. Je ne sais pas pourquoi, aujourd’hui, je suis sur mes gardes. Lorsque je donne des entrevues, c’est pour parler de ma musique, pas de moi. C’est la musique qui est importante, pas moi. Je peux bien parler de mon passé, mais la personne qui m’interviewe n’en saura jamais assez pour me connaître vraiment. Je n’aime pas qu’il y ait des jugements ou des hypothèses qui soient posées. Chacun a ses perceptions.»

Jorane aime donc poser et se poser des questions. À vingt-trois ans, c’est relativement normal. Sauf qu’elle s’en pose nettement plus que la moyenne des ours. J’amorce une de mes questions par «J’ai l’impression que…». Je n’ai même pas le temps de terminer ma phrase que Jorane se lance dans un grand exposé sur cette expression: «Je trouve ça étrange comme expression, "avoir l’impression". Lorsqu’on a une impression, elle est nécessairement toujours exacte. On ne peut pas vérifier si elle est bonne ou mauvaise. Parce que l’impression, c’est ce que tu ressens, toi. Chacun a ses impressions, et elles sont toutes bonnes, puisqu’elles proviennent d’une façon unique de penser, de voir le monde. Chacun interprète les choses à sa façon.» Ça aussi, c’est du Jorane tout craché.

Un autre exemple? «Si j’ai déménagé à Montréal, c’était surtout pour m’aider dans mon travail… Ça me fait drôle de dire ça "travail" pour parler de la musique. Je n’ai pas l’impression que je suis rendue à dire "mon travail". Alors que je ne sais pas où ça va me mener, que je me pose encore parfois la question de ce que je vais faire dans la vie. Je n’ai pas de difficulté à dire "mon travail", c’est simplement que je trouve ça drôle. Ce n’est pas non plus que la musique soit simplement un passe-temps. Je crois que c’est davantage parce que le mot "travail" a une connotation négative pour moi. Alors que je m’amuse, que je rencontre plein de monde. Comme si la notion de travail ne pouvait pas être le fun.»

«Aïe, suis-je si compliquée?» s’exclame soudainement Jorane au cours de l’entrevue. Je lui ai dit la vérité: «Des fois, oui.» J’insiste: des fois, seulement. Pas tout le temps. Jorane est aussi une fille enjouée qui, comme la plupart des gens qui font métier de la musique, cherche à avoir du plaisir dans la vie, même si celui-ci est analysé, disséqué, soupesé. Lorsque vous la verrez sur scène, vous le constaterez aisément: Jorane, sur scène, tripe. Complètement envahie par sa musique, submergée par l’intensité, noyée dans ce qu’elle fait tellement son degré de concentration est élevé.

Mais elle sait aussi comment avoir du plaisir. Plutôt que de demander bêtement aux spectateurs de marquer le rythme avec les mains, elle dit: «Ceux qui tapent dans leurs mains ont beaucoup plus de fun…» Vous savez ce qu’il vous reste à faire…

Les 19 et 22 octobre
Au Cabaret