Katerine : Une enfance à l'eau bénite
Musique

Katerine : Une enfance à l’eau bénite

Philippe Katerine n’est pas un chanteur ordinaire: enfant de choeur vendéen, dandy de la nouvelle chansons française, ou créature insaisissable? Aujourd’hui, il a beau se mettre à nu, son personnage garde une part de mystère. Et il peut bien crier sur tous les toits qu’il vous emmerde, au fond, il vous aime  bien…

Rencontré lors du Printemps de Bourges, au lendemain de son concert avec Anna Karina (qui ne restera pas gravé dans les annales comme un grand moment de musique, mais qui n’en fut pas moins étonnant), Philippe Katerine s’est plié de bonne grâce au jeu des questions. Entre deux bouchées de sandwich, il esquisse un sourire à la fois maladroit et pince-sans-rire. Dans les yeux de ce trentenaire tantôt goguenard, tantôt passionné, on sent un mélange de mélancolie et de dérision.
C’est que Katerine est un être complexe, double, même, comme en témoigne le diptyque discographique que composent ses deux dernières parutions, enregistrées l’une à la suite de l’autre et lancées simultanément. Deux disques à la fois contradictoires et complémentaires, qui en disent long sur un artiste jusqu’alors occulté par le poids de son personnage. Le premier, dépouillé et parfois dissonant, s’intitule L’Homme à trois mains, une collection de chansons "jouées, chantées, enregistrées en temps réel par lui-même au 60, Boulevard de Clichy, Paris 18e, octobre 1998", précise la pochette. L’autre s’appelle Les Créatures, un disque éclaté qui va de la bossa-nova au disco, en passant par le free-jazz, et nous a donné un tube-surprise, l’amusant Je vous emmerde.
Dans les deux cas, on est bien loin du maniérisme yé-yé de Mes mauvaises Fréquentations, l’album précédent. "J’ai commencé dans la musique en croyant pouvoir tout révolutionner, lance Katerine. J’étais un jeune con, qui pensait tout foutre en l’air, mais en vain! Toute la suite a été une période d’apprentissage: finalement dans tout ce que j’avais fait avant Les Créatures et L’homme à trois mains, j’avais employé une écriture classique. Quand j’ai commencé les deux disques, j’ai d’abord fait des chansons que je n’imaginais pas être jouées avec un groupe, et je les ai enregistrées chez moi. Ensuite, j’ai voulu avancer et aller jusqu’à détruire ce que j’avais fait avant, et j’ai trouvé le groupe idéal, Les Recyclers."
Rencontrée par l’entremise des gens de l’étiquette Rectangle, cette bande d’improvisateurs chevronnés issus du free jazz allait permettre à Katerine d’explorer de nouvelles avenues. "Ce sont de vrais virtuoses, et ils sont capables de travailler très vite, ce qui me plaît énormément. J’aurais tellement voulu être un musicien de jazz, mais j’ai choisi autre chose; à l’école, j’étais du genre à avoir des 2 sur 10 dans le cours de flûte. Jouer avec ces musiciens, c’est particulièrement appréciable sur scène: j’aime bien l’idée d’avoir un thème que l’on peut jouer chaque fois de manière différente. Pour poursuivre mon évolution musicale, j’aimerais enregistrer mon prochain disque avec des enfants. Je jouerais de la guitare et je demanderais à un môme de sept ou huit ans d’improviser un texte. À cet âge-là, lorsqu’ils improvisent quelque chose, il n’y a pas de frein à leur imagination."
De l’imagination, Philippe Katerine n’en manque pas lui non plus. Avec ce doublé discographique, il s’est mis à nu (littéralement, sur la pochette). Les Créatures nous montre le haut, et L’Homme à trois mains, le bas. De là à dire que le premier vient de la tête et que le second vient des couilles, il n’y a qu’un pas, que vous pouvez franchir si ça vous chante. "D’une certaine façon, je trouve que les deux disques sont assez similaires, puisqu’ils proviennent du même élan créatif, explique Katerine. C’est comme si j’écrivais dans une situation de rêve, ou d’écriture automatique. D’ailleurs, je note tous mes rêves, et je crois que j’en ferai un jour un album complet."

Jésus-Christ, superstar
Sous la banalité et l’absurdité apparentes de certaines chansons (comme ce Poulet N. 728 120, "mangé chaud le midi, froid le soir", ou encore Mon meilleur ami est un chien, à qui l’homme aimerait bien expliquer son oeuvre), Katerine parle de solitude, de jalousie, et évoque des souvenirs d’enfance, la sienne, passée à la campagne dans l’omniprésence de la religion. "Petit Philippe, comme il aimait Jésus-Christ, les bras en croix, et qui tendait la joue, et l’autre joue, et l’autre joue…" (Jésus-Christ mon amour). "J’aime bien me positionner en martyr; m’imaginer au pilori, ou cloué sur une croix, lance Katerine en souriant. C’est mon amour pour Jésus-Christ qui fait que j’ai le sentiment de culpabilité aussi développé; l’idée de racheter la faute par la souffrance m’a toujours séduit. Je viens de Vendée, une région très proche du Québec, à bien des égards, notamment pour ce qui est de l’accent. C’est une région très catholique, aussi, et l’ on échappe difficilement au poids de cette éducation. On se dit qu’on peut s’en détacher, voler de ses propres ailes, mais le poids de cet héritage ne disparaît pas si facilement."
Pourquoi aujourd’hui, au moment même où il semble se libérer de toute contrainte, ressasser ces souvenirs, et se complaire dans les stigmates d’une enfance à l’eau bénite?
"Je ne cultive pas ça, mais aujourd’hui, j’en prends acte: j’accepte cette partie de moi, alors qu’avant, je la fuyais, explique Philippe. Mais malgré l’acceptation, le combat continue, c’est une lutte de tous les instants. Et puis il y a toujours une volonté d’essayer de choquer la famille et les gens de là-bas, de mon village vendéen. Et ça marche: les gens de ma famille n’aiment pas du tout. En fait, lorsque l’album est sorti, ma mère a fait un pèlerinage d’une semaine à Lourdes!"

Les femmes de ma vie
Avant de chroniquer sa mort annoncée (sur 08.12.2008, pièce cachée en début d’album), d’évoquer le souvenir du Pays de mon premier amour, ou de se mettre à nu dans J’ai 30 ans, Philippe Katerine était plutôt du genre à se cacher derrière son personnage de dandy kitsch, parfois hautain et superficiel. Sur Mes mauvaises fréquentations, il évoquait avec détachement ses souvenirs de Copenhague et paradait en Manteau de fourrure dans Le Jardin anglais ou dans Les Grands Magasins. Ses textes, parfois ambigus, ont contribué au flou entourant sa véritable nature. Dans Parlez-vous anglais Mr Katerine?, il posait même directement la question: "N’étiez-vous pas homosexuel?"; à laquelle il se contentait de répondre: "Quelle importance? Nous ne nous reverrons jamais."
Pour varier un peu, il a également préféré faire chanter les autres à sa place: avec Les Soeurs Winchester et la Japonaise Kahimi Karie, on a pu constater que l’homme adorait écrire pour les femmes, surtout celles qui ne possèdent qu’un petit filet de voix. Déjà, sur L’Éducation anglaise, Katerine avait délaissé le rôle de frontman et refilé le micro à sa soeur Bruno (sic!), et à sa copine Anne. "À l’époque, j’avais du mal à accepter mon rôle de chanteur, explique-t-il. J’ai toujours trouvé que c’était con, un chanteur; et je me cachais, par lâcheté et par snobisme, peut-être. C’est sur scène que j’ai fini par accepter le fait de chanter et de ne plus en avoir honte; lorsque j’ai fait des tournées tout seul, après L’Éducation anglaise, j’ai été confronté à ça. J’ai réalisé que j’étais là pour amuser les gens et qu’il n’y avait rien de mal à ça. Depuis que j’ai accepté cette réalité, mes chansons sont devenues plus consistantes…"
Mais Katerine n’a pas renoncé à faire chanter les femmes. Cette année, il a réalisé un fantasme de jeunesse en composant les chansons de l’album (toujours inédit ici) d’Anna Karina, l’égérie de la Nouvelle Vague. Une occasion de jouer les Gainsbourg, mais aussi de revenir à la forme après les récentes expérimentations des Créatures et de L’Homme à trois mains? "Après les deux disques, je me suis retrouvé dans une situation de déséquilibre, dans ma vie personnelle et artistique. Lorsqu’on m’a proposé le projet avec Anna Karina, tout s’est mis à aller mieux; j’avais envie de retourner à l’harmonie, à la douceur, à quelque chose de plus classique, de presque rural. Et puis ça m’a quand même permis d’aborder des thèmes qui sont très personnels, mais avec plus de détachement."
Si l’auteur a mûri, Katerine affiche toujours un sourire en coin et une propension marquée à l’autodérision, voire à l’autodépréciation. En parcourant Les Créatures, on constate qu’il multiplie les aveux pathétiques: "Je ne suis qu’une merde" (Je vous emmerde), "J’ai vraiment envie de la baiser, mais je ne le ferai pas, parce que je suis un idiot et qu’on n’en a rien à foutre." (Américaine), etc. La plus autobiographique du lot, J’ai 30 ans, pourrait passer pour une sorte d’avis de défaite, une énumération de regrets et d’oublis. Pourtant, Katerine y voit un texte optimiste. "Très optimiste, même… C’est une chanson sur le désir de poursuivre, et d’annoncer l’homme nouveau qui peut naître. Actuellement, je suis dans une position idéale, artistiquement parlant. À force de travailler, j’ai l’impression d’avoir plus d’outils pour faire mon boulot, et ça ouvre toutes sortes de possibilités. En ce moment, j’ai de l’ambition pour mes chansons : je me sens comme un chien affamé."
Et maintenant, monsieur Katerine, qu’attendez-vous de la vie? "Je ne tiens pas à être aimé, ni à vendre des tas de disques, mais j’aimerais être accepté par la société, au même titre qu’un maçon ou un boulanger. Je n’établis pas de hiérarchie entre les ouvriers et les artistes; en fait, je me considère comme un artisan."