Isabelle Boulay, Benjamin Biolay : Passer à l'ouest
Musique

Isabelle Boulay, Benjamin Biolay : Passer à l’ouest

Pour faire voyager ses pièces country-folk bien queb’ jusque dans les oreilles des Français, Isabelle Boulay s’est offert les services de Benjamin Biolay à la réalisation de son nouveau disque Les grands espaces.

Certains sursauteront d’apprendre l’union entre Isabelle Boulay, cette incontournable voix de la pop francophone, et l’enfant chéri de la chanson française dite plus à gauche, Benjamin Biolay. Or, ce serait bien mal connaître la carrière de la Québécoise qui rayonne dans l’Hexagone depuis la parution, en 2000, de son album Mieux qu’ici-bas, un disque réalisé par Biolay alors dans l’ombre de sa console de son.

C’est même grâce au succès de l’album de Boulay, 1,5 million d’exemplaires vendus, et bien sûr à celui de Chambre avec vue d’Henri Salvador, sur lequel Biolay signait quatre pièces, que le réalisateur est devenu l’homme de main de nombreuses compagnies de disques, réalisant, arrangeant et composant pour tant d’artistes (sa soeur Coralie Clément, Karen Ann, Raphael, Stephan Eicher, Juliette Gréco).

Le duo a d’ailleurs remis ça sur Tout un jour (2004) avant qu’Isabelle ne passe davantage de temps au Québec à promouvoir son album country De retour à la source (2007).

Or cette fois, la chanteuse souhaitait voir son country-folk traverser l’Atlantique. Benjamin Biolay devenait le passeur idéal, il restait simplement à savoir s’il accepterait de retrouver la belle rousse, lui qui a mis un frein aux collaborations depuis ses quelques apparitions au cinéma (Pourquoi tu pleures? de Katia Lewkowicz) et l’immense reconnaissance acquise avec ses albums solos. Récompensé en 2010 par les prix Victoires de l’Artiste interprète masculin de l’année et de l’Album de chansons/variétés de l’année pour La superbe, disons que le Français n’a pas besoin des albums des autres pour arrondir ses fins de mois.

"J’ai pris l’avion pour aller voir son spectacle et lui faire la demande, se souvient Isabelle Boulay. Je me sentais comme si j’allais faire une demande en mariage. Je me doutais qu’il pouvait dire non à cause de son emploi du temps chargé, mais quand je lui ai parlé du projet, que je lui ai donné carte blanche pour amener mes racines nord-américaines dans le territoire européen, il a vite accepté. Parce que les Français ont une manière différente d’intellectualiser la musique, Benjamin me semblait le réalisateur parfait. Il a une manière assez sauvage et primitive d’aborder la musique, bien qu’il la connaisse parfaitement. Il a la maîtrise, mais il s’abandonne dans ce qu’il fait."

"Pour Isabelle, il n’y avait qu’à demander, lance le grand ténébreux. Dès que je l’ai entendue pour la première fois, il y a maintenant plus de 10 ans, j’ai su que c’était typiquement le genre d’artiste avec qui je voulais fusionner. C’est pas si compliqué de construire les chansons d’Isabelle parce que lorsqu’elle chante, il y a comme une lumière qui s’installe dans la pièce. Tout ça est impossible avec une chanteuse qui n’est pas si sincère."

De P.K. Subban à Willie Nelson

Rencontré cet été aux Studios Piccolo à Montréal, le duo mettait la touche finale aux Grands espaces, un album influencé par les paysages d’Amérique du Nord, sa musique, son vécu. En plus de quelques nouvelles chansons dont la pièce-titre écrite par Steve Marin, Isabelle Boulay y interprète Mille après mille popularisée par Willie Lamothe, Jolie Louise de Daniel Lanois, True Blue en duo avec la grande Dolly Parton et Summer Wine de Lee Hazlewood chantée avec Benjamin. Ce dernier se défend au passage d’avoir appliqué une quelconque couche de vernis pour adoucir l’album au goût des Français. "Je l’aime, moi, cette musique. J’écoutais Johnny Cash avant même de savoir que c’était du country. Je n’ai pas vraiment eu besoin d’européaniser le disque. Mais tu vois, les gens du marketing en France nous demandent d’éviter de dire le mot "country" pour présenter l’album."

Trop péjoratif? "Je crois que beaucoup de mélomanes français connaissent bien leur country, la Carter Family, Hank Williams, mais pour le Français moyen, sans vouloir être condescendant, le country se résume à Eddy Mitchell. Les jeunes aiment bien le folk de Bonnie Prince Billy, mais connaissent à peine celui de Willie Nelson."

"Même s’il est majoritairement chanté en français, je ne trouve pas le disque plus québécois que nord-américain, rétorque la chanteuse. Je voulais qu’il y ait de l’espace dans ce disque, de la dimension. Benjamin est un vrai connaisseur de musique country. Il a rêvé de l’Amérique comme moi j’ai rêvé de la France, et on se rencontre quelque part au milieu de l’Atlantique. On a essayé de créer une musique aussi inspirée de la grande variété française, une variété de luxe puisque je reprends Souffrir par toi n’est pas souffrir de Julien Clerc et Où va la chance? popularisée par Françoise Hardy."

Benjamin Biolay avoue tout de même qu’il aurait été plus difficile de produire le disque à Paris. "C’est le décor montréalais qui m’a grandement inspiré. Ça semble anodin, mais ce sont les petits détails qui font la différence. Un soir en sortant du studio, j’ai pris un taxi dans lequel le chauffeur écoutait Crosby, Stills, Nash & Young… Tu ne vois pas ça en France", confie le musicien fan des Canadiens de Montréal. "Chaque fois que je suis ici, je vais voir un match. P.K. Subban! Quel défenseur explosif!"

Mort au snobisme

Soyons honnêtes, un fossé digne du Grand Canyon existe entre le registre populaire d’Isabelle Boulay et celui, plus cérébral, des disques de Benjamin Biolay. S’il semble impossible de voir les publics des deux artistes se mélanger, au Québec du moins, aucune caste musicale n’existe dans la tête du réalisateur. "Il ne doit pas y avoir de snobisme. Je ne crois pas à ces histoires de gauche ou de droite en musique. On joue la musique de nos rêves, et on essaie constamment d’atteindre ce rêve. Pour certaines personnes, Les grands espaces sera un disque très à gauche, mais ça ne l’empêchera pas de devenir un album populaire."

"Nos registres sont peut-être différents, mais quand Benjamin travaille avec moi, il sait très bien comment faire entrer sa fantasmagorie dans mon univers", croit Isabelle qui laisse la conclusion à son acolyte: "J’ai pas toujours envie d’écouter de la musique cérébrale. J’ai parfois besoin de quelque chose de plus léger. Pour moi, Julien Clerc et Alain Bashung sont des artistes de la même qualité qui ne se sont pas exprimés de la même façon."

Isabelle Boulay
Les grands espaces
(Audiogram)
En vente le 8 novembre