Dead Man Walking : La dernière marche
Musique

Dead Man Walking : La dernière marche

Treize ans après sa création à San Francisco, l’opéra Dead Man Walking, de Jake Heggie et Terrence McNally, d’après l’œuvre de sœur Helen Prejean, prend l’affiche à l’Opéra de Montréal dans une mise en scène d’Alain Gauthier. Le baryton au visage angélique Étienne Dupuis incarne le condamné à mort dans ce plaidoyer lyrique contre la peine de mort.

Elle ne ressemble en rien à Susan Sarandon, qui l’incarnait dans Dead Man Walking, film de Tim Robbins de 1995 inspiré de son livre homonyme, pas plus qu’à la mezzo-soprano Allyson McHardy qui l’interprétera sur la scène de l’Opéra de Montréal, et pourtant, dès qu’elle entre dans une pièce, tous les regards se rivent sur elle. Avec ses airs de bonne maman, sœur Helen Prejean impose le respect avant même de dire quoi que ce soit ou sans même lever le petit doigt. Lorsqu’on suggère qu’elle est une star, sa réponse se fait humble: «Je suis une servante.»

Investie d’une mission, comme un «feu qui la brûle constamment», confiera-t-elle, sœur Helen Prejean parcourt le monde afin de sensibiliser les gens contre la peine de mort. La semaine dernière, elle était de passage à Montréal où, 13 ans après sa création au War Memorial Hall de San Francisco, elle a notamment assisté à la répétition de l’opéra Dead Man Walking, composé par Jake Heggie (Moby Dick, The End of the Affair), d’après le livret de Terrence McNally (Masterclass).

«Vous avez créé votre propre emploi, alors», lui lance le baryton Étienne Dupuis le jour de la rencontre. «C’est arrivé comme ça…», répond-elle modestement. «Très impressionnant», remarque-t-il, visiblement ému par le destin hors du commun de cette femme qui n’avait sans doute jamais pensé que sa rencontre avec les condamnés à mort Elmo Patrick Sonnier et Robert Lee Willie, devenus pour les besoins de l’opéra un seul personnage, Joseph De Rocher, allait faire l’objet d’un film puis d’un opéra.

Durant la séance photo, à la voir blaguer, rigoler et cabotiner avec le jeune chanteur, qu’on a notamment pu entendre dans Pagliacci, La bohème et Starmania Opéra, on en oublie presque que sœur Helen Prejean fréquente depuis le début des années 1980 le couloir de la mort, où elle a accompagné six hommes. Le premier condamné qu’elle a accompagné est Elmo Patrick Sonnier qui, avec son frère Eddie James, fut accusé du viol et du meurtre de deux adolescents. Bien qu’il n’ait pas commis le double meurtre, Patrick fut exécuté en 1984, alors qu’Eddie, à qui la religieuse rend visite chaque mois, fut condamné à une double sentence à vie.

«Six. Six êtres humains, dont deux innocents, souffle-t-elle en reprenant son sérieux. Dans mon deuxième livre, La mort des innocents, on comprend comment fonctionne le système judiciaire. Il fait taire les condamnés lorsqu’ils interjettent appel; ils sont pauvres et ne peuvent pas réunir toutes leurs preuves, alors ils ne sont jamais entendus. C’est injuste et les gens dorment: c’est pour cela que l’art est si important, car l’art peut vous amener à réfléchir. La minute où les gens en apprennent davantage à propos de la peine de mort, ils la rejettent. Il faut vraiment les éduquer pour y arriver.»

La part d’ombre

Avec sa gueule d’ange et ses yeux liquides, Étienne Dupuis ne correspond certes pas à l’image que l’on se fait d’un violeur et d’un assassin. Sans doute qu’en le rencontrant, sœur Helen Prejean lui aurait donné le bon Dieu sans confession. De toute évidence, le metteur en scène Alain Gauthier ne cherchait pas un clone de Sean Penn pour donner vie à Joseph De Rocher.

«On m’a toujours dit que j’avais une face de bébé, se souvient le chanteur, que j’avais l’air d’une bonne personne. Quand on m’a choisi pour le rôle et que j’ai commencé à faire des recherches, j’ai découvert que la plupart des interprètes avant moi avaient l’air de durs à cuire. Sean Penn était un excellent choix parce qu’il est les deux à la fois. Il a une peau de bébé, un visage délicat, mais quand on regarde dans ses yeux, on voit qu’il peut être méchant.»

«En faisant ce travail, j’en arrive à respecter tous ces gens qui font des films, poursuit-il. À l’opéra, nous avons cette musique pour nous soutenir, la musique raconte beaucoup l’histoire, nourrit les émotions, elle est un grand indicateur de ce que nous devons faire. Sans la musique, qu’est-ce qu’on ferait?»

«À propos de la vocation d’acteur, Susan Sarandon évoque la compassion renforcée, note sœur Helen Prejean, parce que l’acteur se glisse dans la peau de toutes sortes de gens. Vous avez les répliques, mais ensuite, vous devez avoir le personnage. Chauncey Packer, qui a joué De Rocher, ne voulait pas devenir ce gars, il s’en distanciait. Il ne faisait que chanter les répliques. Le metteur en scène a dû beaucoup travailler avec lui.»

Afin d’incarner De Rocher, Étienne Dupuis a donc dû apprendre à ne pas le juger, à l’accepter tel qu’il est. Un travail qui n’est pas sans rappeler celui de la religieuse: «J’aime maintenant mon personnage, mais je n’aime pas ce qu’il me fait faire. L’opéra commence avec la scène du viol et du meurtre. Je me disais: “Vraiment, il faut que je fasse ça? Pourquoi? Pourquoi les gens voudraient-ils voir ça?”»

Repris plus d’une trentaine de fois, représenté près de 150 fois, Dead Man Walking est le deuxième opéra américain le plus monté dans le monde entier. Et à l’instar de la scène finale du film de Robbins, il y a fort à parier que la scène de l’exécution provoque son lot d’émotions, comme ce fut le cas lors de la création à San Francisco.

«Les gens ne sauront jamais vraiment comment cela se passe en réalité, car c’est un rituel tenu secret derrière les murs de la prison. Dans les médias, on parle des crimes, de la justice qui sera rendue, de l’exécution, et ensuite c’est terminé. Je me suis souvent demandé comment on pouvait vivre avec soi-même après avoir fait quelque chose de vraiment mal comme tuer quelqu’un, commettre un geste irréparable, en plongeant les parents dans un deuil interminable. Comment vivre sans éliminer toute une partie de soi et n’exister que dans une dimension superficielle? Eddie James l’a fait et il y a de la bonté en lui», conclut sœur Helen Prejean.

Propos recueillis par Sébastien Diaz