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Documenta de Cassel – Bilan

La 13e Documenta de Cassel qui vient de s’achever le 16 septembre, après 100 jours de présentation, a été un grand succès avec 860 000 visiteurs (chiffre auquel il faut ajouter les 27 000 personnes qui ont été voir le volet de la Documenta qui s’est tenu à Kaboul du 20 juin au 19 juillet). Les organisateurs ont été très fiers d’annoncer cela et d’ajouter que ce nombre représentait une augmentation de 14 % sur l’édition précédente. Ah! l’importance des chiffres… Belle victoire de la dictature du tourniquet imposée au milieu de l’art par nos gouvernements pour tenter de se désengager de ce domaine! Il faut que la culture ça soit rentable et au plus vite!

Il serait plutôt important de dire comment cette 13e édition de la Documenta a été une grande réussite artistique, comment de plus elle fut celle de l’intelligence.

En fait, ce fut la meilleure Documenta depuis plusieurs éditions.

L’année 2012 sera d’ailleurs certainement à marquer d’une pierre blanche. Après bien des années où un art superficiel et décoratif a semblé dominer le marché de l’art, la couverture médiatique et plusieurs grands événements, voilà qu’un art de l’intellect semble reprendre sa place au-devant de la scène. Autant à la Biennale de Berlin qu’à la Triennale de Paris où à la Documenta de Cassel il y avait des œuvres qui faisaient penser et qui réfléchissaient le monde contemporain (et même ancien).

Il serait réducteur de parler de cette Documenta comme étant celle de l’engagement politique. Certes, il y avait des œuvres dans cet esprit, mais le propos dépassait de loin cette tendance (qui d’ailleurs n’est pas en soi un défaut, loin de là). Bien sûr, après Occupy Wall Street et le mouvement des Indignés à travers l’Occident, il était logique que cette édition s’annonce comme étant grandement « sceptique quant à la foi persistante en la croissance économique » et comme une critique envers « la différence grandissante entre les riches et les pauvres sur la planète ». Néanmoins, le propos était plus large, démontrant la vitalité de la contestation actuelle et sa profondeur. Dans cette édition proposée par la commissaire Carolyn Christov-Bakargiev (qui a été, en tant que conservatrice en chef à PS1 de 1999 à 2001, l’instigatrice de l’événement Greater New York), c’est avant tout la recherche intellectuelle, artistique et scientifique qui était mise de l’avant. Pour ceux qui comme moi se plaignent que les artistes ne produisent plus assez de théories ou même de réflexion articulée sur la longue durée, voilà un événement qui avait de quoi stimuler l’esprit. Cette Documenta tentait de réaffirmer que la qualité suprême de l’être humain est sa capacité à penser et non pas seulement son adresse à produire des objets et de la richesse sur le court terme.

La Documenta avait donc invité, par exemple, le physicien Anton Zeilinger qui pour l’événement a reproduit des expériences scientifiques, dont une sur des photons, recherches qui ont ouvert la voie à « de nouvelles formes de communications et de technologies pour la sécurisation des cryptages ». La science faisait aussi rêver dans bien d’autres œuvres, dont celles William Kentridge et de Mark Dion. Dans l’installation vidéo The Refusal of Time, le premier offrait (en collaboration avec le physicien américain Peter Galison), un théâtre où il mettait entre autres en scène la contestation de l’uniformisation de la mesure du temps à partir du 18e siècle. Kentridge raconte aussi l’idée d’un savant un peu original, Felix Eberty, qui au 19e siècle prétendait que la terre renvoyait dans l’espace les images de tout ce qui avait eu lieu sur notre planète, faisant ainsi de l’univers une sorte d’archives de l’histoire de notre monde! (À ce sujet lire: http://www.nybooks.com/blogs/nyrblog/2012/jun/30/kentridge-galison-refusal-of-time/). Le second, Mark Dion, a poursuivi sa lecture critique de la science, de la technologie et de son approche méthodologique en complétant un projet orchestré au 18e siècle. Il a établi un écrin architectural pour une collection de 530 « livres » faits de 441 sortes de bois de la région de Cassel et contenant « une représentation en 3D du cycle de vie de ces arbres ».  Cette œuvre autrefois réalisée par Carl Schildbach s’est même vue augmentée de quelques nouveaux livres élaborés par Dion, livres qui sont constitués entre autres de cinq types de bois venant des cinq continents.

Mario Garcia Torres a réalisé un film qui est un modèle pour la démarche en histoire de l’art. Il s’est lancé à la recherche d’informations sur les activités d’Alighiero Boetti dans One Hotel à Kabul. Sans se rendre là-bas, juste en se servant d’images d’archives et sur Internet, il arrive à mener une enquête presque scientifique, exemplaire et brillante sur l’artiste italien, nous donnant ainsi une leçon sur la manière de lire et interpréter les images. Khaled Mourani, Amjad Ghannam et Rashid Masharawi nous montrent l’impact que l’art peut avoir dans la société, dans un vidéo racontant l’aventure de la présentation pour la première fois à Ramallah, en territoire palestinien, d’un tableau de Picasso, Buste de femme de 1943.

Signalons aussi le court film (tout de même 40 minutes) intitulé Continuity de l’artiste Omer Fast qui était digne de l’esprit du film Les Damnés de Visconti. Fast nous fait réfléchir aux traumatismes vécus par les soldats revenant d’Afghanistan (et par leur famille). Mais, encore plus troublant (oui, oui, c’est possible), il nous oblige aussi à considérer comment le traumatisme peut devenir source de fantasmes. Continuity met en scène un couple qui va, à plusieurs reprises, à l’arrêt d’autobus chercher « leur fils » de retour de la guerre. À chaque fois ce « fils »  est différent, le malaise croissant chez le spectateur, qui comprend comment en fait il s’agit d’un prostitué payé avec lequel ces deux bourgeois entretiennent des relations plus que parentales… Une pièce majeure de la Documenta (qui peut être vue à Toronto ces temps-ci au Powerplant). Le Canadien Geoffrey Farmer a réalisé une oeuvre majeure et colossale, une orchestration de toutes les images de la revue Life entre 1935 et 1985… Une forêt visuelle qui montre bien comment cet artiste mériterait de représenter le Canada à la Biennale de Venise. Anibal Lopez a invité un tueur à gages du Guatemala, qui lors de l’ouverture de la Documenta a répondu aux questions du public caché derrière un rideau. Le tout fut filmé est donne lieu à une œuvre très particulière.

Il y avait tellement d’autres œuvre intelligentes… Il faudrait parler de Kader Attia, avec The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures, sorte de musée d’art et d’anthropologie, de Tino Sehgal, de Theaster Gates, de Jérôme Bel…