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Les Services secrets à l’université

La Presse rapporte ce matin, sous la signature de Fabrice de Pierrebourg, la tenue à l’Université Laval de Québec d’un symposium récent en sciences politiques qui portait  sur le terrorisme et qui a bénéficié du concours financier … des Services Secrets canadiens.

Le malaise que provoque cette nouvelle vient encore grandir l’inquiétude que nous sommes plusieurs (j’exagère peut-être: disons quelques-uns…) à ressentir devant une transformation qui me semble assez substantielle de l’université, mutation à laquelle j’ai consacré récemment un petit livre qui défend des idées sur lesquelles je ne reviendrai pas ici ( mais si la question vous intéresse, j’ai proposé un résumé des thèses du livre sur le site de l’ACFAS; l’ouvrage a notamment été recensé ici.)

Mais je veux néanmoins dire un mot de cette constante invocation des aspects financiers de ces choses, toujours présentées comme décisives — cette fois encore, le professeur concerné, qui  reconnaît «que les agences gouvernementales, tel le SCRS, «ont un intérêt» à soutenir les manifestations de ce genre», «affirme qu’il n’a pas le choix d’accepter ce financement ‘parce que les universités ne roulent pas sur l’or’». «Sans ce soutien financier, ajoute-t-il, il n’aurait pu faire venir 16 universitaires provenant du Canada, des États-Unis, du Mexique et de France.»

Est-il possible de dire ce qui suit sans être assimilé à un adversaire d’un financement adéquat de l’université? Je l’espère. Et si non, tant pis; mais voici ce que je pense.

Pour commencer, dans bien des cas, dont celui-ci, la modicité des sommes est étonnante: on se vend pour pas grand-chose, il n’y  a pas à dire. D’autant que s’il s’agit d’échanger avec des collègues, merci Internet , Skype et consorts, cela ne coûte plus rien.

Ensuite, une fois mercantilisé de la sorte, le savoir devient accessible (et orientable) selon les fonds dont on dispose. Or de nombreux groupes, dans la société, n’ont pas accès aux sommes, même modiques, permettant d’entrer dans ce jeu, un jeu par lequel l’université se rend elle-même dépendante et partant vulnérable.

Enfin, je considère que nombre de chose faites avec du financement, à tous le moins dans les humanités au sens large du terme (les cas des sciences naturelles étant souvent différent)  n’ont souvent guère de profondeur intellectuelle, ne correspondent que de loin à ce qu’on attend de l’université et se font au détriment de ce que les universités devraient apporter à la conversation démocratique — des choses qui typiquement ne coûtent rien, demandent simplement de la lecture et de la réflexion. Est-ce un hasard si c’est en lisant des gens comme Chomsky et d’autres, qui ne font pas de recherché subventionnée sur le terrorisme, que j’ai la nette impressions d’apprendre vraiment quelque chose et que ce que j’apprends est de l’ordre de ce qu’un universitaire doit m’apporter: du recul critique, une perspective riche et originale, l’inscription d’une pensée dans une tradition de réflexion avec une ambition de synthèse et de préservation d’une perspective normative sur le monde. Le modèle de recherche qui devient hégémonique signe souvent, à mes yeux, un recul de la mission d’enseignement et de recherche que l’université devrait accomplir et qu’elle seule peut accomplir.

Dans le domaine qui est le mien, la chose est frappante : la très riche tradition de réflexion philosophique et pédagogique sur l’éducation est désormais pratiquement ignorée. Il est ainsi  possible d’obtenir un doctorat en éducation sans jamais avoir lu Platon, Montaigne ni Rousseau et  sans même connaître ne serait-ce que les noms de Pestalozzi, Froebel ou Dewey. Les auteurs traditionnels, qu’il s’agit simplement de lire et de méditer, ce qui ne nécessite aucun fonds de recherche, ne présentent que peu d’intérêt pour qui ambitionne de faire de la recherche (subventionnée) ou de devenir chercheur (subventionné), tout occupé qu’est ce PDG de PME à répondre aux demandes du ministère de l’Éducation ou d’autres acteurs, à remplir des demandes de subvention, à gérer les fonds obtenus et les équipes constituées par eux,  toutes activités qui, au demeurant, ne laissent guère de temps ni de motivation pour aller enseigner au premier cycle.

Pour ma part, en tout cas, même si c’est très mal vu, je n’ai pour ainsi dire jamais fait de recherche subventionnée,  me refuse à en faire et m’en félicite.