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In Memoriam : Richard Stanley Peters philosophe de l’éducation

Aux étudiantes et étudiants du Québec en grève

Richard Stanley Peters est décédé le 30 décembre 2011; il avait 92 ans.

Ne vous inquiétez pas si vous ne le connaissiez pas : on n’a, au Québec, fait aucun écho à ce décès, comme me semble-t-il dans toute la francophonie — ce qui explique en partie que moi-même je vienne tout juste de l’apprendre, d’un fort doué ancien étudiant.

Mais si son nom demeure très tristement à peu près inconnu dans le monde francophone, dans les pays anglophones, Peters est tenu pour un des, sinon le principal philosophe de l’éducation de la deuxième moitié du XX è siècle.

À toutes fins utiles, il a en effet littéralement créé la philosophie dite analytique de l’éducation et, ce faisant, donné ses lettres de noblesse à une branche de la philosophie qui consistait jusqu’à lui, typiquement, en une relecture souvent assez stérile des œuvres des philosophes du passé ayant réfléchi sur l’éducation (Platon, Rousseau, Kant, Dewey, notamment) couplée à celle des écrits de pédagogues ou de théoriciens présumés avoir une portée philosophique (Coménius, Froebel, Pestallozi, par exemple).

Parcours d’un immense novateur

Peters a fait ses premiers travaux à la frontière de la psychologie et de la philosophie, ainsi qu’en éthique et en philosophie politique. Nommé en 1962 à la Chaire de Philosophie de l’éducation de l’Institute of Education (University of London), il souhaitera apporter à la réflexion philosophique sur l’éducation les bénéfices de la précision et de la rigueur que permet le recours aux méthodes et techniques de l’analyse conceptuelle et linguistique telle qu’elle était alors pratiquée en philosophie analytique. En prenant l’éducation comme objet, il s’assignera pour tâche de dresser la carte logique de ses concepts fondamentaux, comme celui d’éducation, bien entendu, mais aussi ceux d’endoctrinement, de croissance, de compréhension, de besoin, d’intérêt, de savoir, de curriculum et ainsi de suite.

Un important apport de Peters aura été de porter un regard critique sur la tradition «romantique» de l’éducation (héritée de Rousseau) et sur la tradition pragmatique, hérité de Dewey. Il y décèle de grandes confusions conceptuelles et des menaces graves à cette idée, pour lui cruciale, que l’éducation doit viser la constitution de l’autonomie de la raison par l’acquisition de savoirs. Mais il reconnaît néanmoins que ces traditions ont laissé un legs important, qu’il situe sur un plan éthique. Il écrira en ce sens : « Malgré ces confusions quant aux standards qu’on retrouve dans tant de discussions sur la ‘croissance’ et l’ ‘accomplissement de soi’, ces caricatures de la situation éducationnelle ont un mérite et sont importantes sur un plan moral. C’est qu’elles font voir que les jugements de valeur, en éducation, peuvent aussi porter sur la manière — et pas seulement sur le contenu — de l’éducation. Elles nous invitent ainsi à mettre en évidence la place des principes procéduraux. […] L’importance de ces principes, qui insistent sur l’importance de l’autodétermination des individus, avait souvent été négligée par les enseignants traditionnels.»

Partant de là, Peters cherchera à refonder de l’éducation une conception appelée libérale, au sens que ce mot a en éducation où il signifie, justement, qui libère. Une telle éducation cherche à libérer de l’ignorance et de la superstition, à soustraire à la contingence du présent et du particulier. Elle accorde pour cela une place prépondérante au développement de la pensée rationnelle, lequel est visé par la mise en contact avec des formes de savoir historiquement développées et adoptées parce qu’elles sont intrinsèquement valables plutôt qu’extrinsèquement opportunes — que ce soit sur le plan social, politique ou économique. Cette éducation peut aussi être dite libérale en un autre sens, politique cette fois : c’est que le sujet émancipé et autonome qu’elle ambitionne de former, ce sujet capable de penser par lui-même et d’échanger avec d’autres semblables à lui, est précisément, selon Peters, celui que les démocraties libérales présupposent en droit et doivent chercher à instituer sous le nom de citoyen.

On prendra mieux la mesure de son travail en rappelant les grandes lignes de l’analyse que Peters a faite du concept d’éducation, qu’il souhaite distinguer nettement de ceux de socialisation, de moralisation, de professionnalisation ou de qualification.

Un exemple : le concept d’éducation

Il affirme d’abord que le concept d’éducation est laudatif, en ce sens qu’il a des « implications normatives » et suppose « que quelque chose de valable est ou a été intentionnellement transmis ». Ce serait, dit Peters, « une contradiction logique de dire qu’une personne a été éduquée mais qu’elle n’a d’aucune manière changé pour le mieux ou qu’en éduquant son enfant une personne ne visait à accomplir rien qui ait de la valeur ». Sans nier que le mot puisse avoir des significations secondaires et servir simplement soit à décrire des faits (selon une perspective anthropologique, historique ou sociologique, par exemple lorsque l’on parle de « l’éducation spartiate »), soit à juger inadéquate ou condamnable telle ou telle pratique de l’éducation ou ses résultats, Peters soutient que cette dimension normative est centrale et relève de la logique même du concept d’éducation. Il soutient en outre que la valeur de ce qui est transmis est intrinsèque à la pratique de l’éducation et n’est pas instrumentale : en d’autre termes, l’éducation implique la poursuite pour elles-mêmes d’activités ayant en soi une valeur positive

Peters avance ensuite que l’acquisition simultanée de savoirs et de compréhension est nécessaire pour que l’on puisse parler d’éducation. C’est que les savoirs dont il est question en éducation ne sont aucunement réductibles à de simples habiletés, à de simples savoir-faire ou à des catalogues d’informations inertes : la personne éduquée, en effet, comprend, et elle comprend non seulement ces savoirs mais aussi les principes qui les sous-tendent et pour lesquels elle manifeste en outre un véritable intérêt qui se traduit par une préoccupation pour les normes et standards inhérents au domaine de savoirs concernés. Cette compréhension, en retour, transforme la vision du monde et des choses de la personne éduquée. Celle-ci fait enfin montre de ce que Peters appelle de la « perspective cognitive » : c’est que son savoir n’est pas limité à une spécialité ou à une discipline et qu’elle est capable de relier entre elles, avec pertinence, les diverses perspectives qui constituent son répertoire cognitif.

Finalement, Peters soutient que le concept d’éducation suppose un certain degré de participation volontaire de la personne éduquée, ce qui exclut nécessairement certaines pratiques, manières ou procédés tels l’endoctrinement, la propagande, le lavage de cerveau, la manipulation et ainsi de suite, tous incompatibles avec cette exigence de consentement.

Pour une édition francophone des grands textes de Peters

Je pense que les préoccupations et les questionnements qui habitaient Peters sont centraux et que notre conversation collective sur l’éducation gagnerait grandement à bénéficier de ses immenses apports. Le moment est grandement venu de traduire en français quelques-uns des écrits de cette figure majeure de la réflexion contemporaine sur l’éducation .