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Pour saluer Voltairine de Cleyre (1866-20 juin 1912)

L’anarchiste américaine Voltairine de Cleyre est décédée le 20 juin 1912, il y a donc aujourd’hui 100 ans.

Chantal Santerre et moi-même, aidés de plusieurs compagnons, avons édité la première anthologie de ses écrits en langue française: D’espoir et de raison. Écrits d’une insoumise. Quelques autres titres ont suivi et Voltairine est désormais sortie du trou noir de l’oubli où elle avait été tristement confinée.

Pour la saluer et afin de la faire connaître à ceux et celles qui ne la connaîtraient toujours pas, voici quelques éléments biographiques.

***

 [elle a été] la plus douée et la plus brillante femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.

 Emma Goldman

 

Elle est la plus grande intellectuelle que j’ai rencontrée, la plus patiente, la plus brave et la plus aimante camarade que j’ai eue. Elle a mis toute sa vie de souffrance au service d’une cause obscure : l’eût-elle consacrée à une cause populaire, elle serait devenue célèbre et le monde entier l’aurait acclamée[1].

 George Brown

 

Toute sa vie a été une protestation contre les simulacres, un défi lancé à toutes les hypocrisies et une force incitant à la révolte sociale.

 Alexander Berkman


Comme bien d’autres qui se sont intéressés à la tradition anarchiste, le nom de Voltairine de Cleyre (1866-1912) m’a toujours été familier, mais sans que je connaisse de sa vie ou de sa pensée autre chose que des généralités. C’est que Voltairine, morte il y aura bientôt un siècle, elle qu’Emma Goldman désignait pourtant comme « la plus douée et la plus brillante femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis », a connu un très long purgatoire. Heureusement pour nous, celui-ci vient de s’achever avec la publication récente de plusieurs anthologies qui permettent à un nouveau lectorat de découvrir cette attachante et importante personnalité de l’anarchisme.

Il est crucial de le rappeler : la vie de Voltairine de Cleyre s’est déroulée durant une période de luttes et de combats politiques intenses et parfois violents, une période qui est en outre marquée au coin de la pratique de la propagande par le fait. Tout cela, on va le constater, influencera fortement sa réflexion sur la nature, la valeur et l’éventuelle légitimité de l’action directe.

Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille très pauvre de la classe ouvrière. Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est américaine; son père, Hector De Claire, est un Français récemment émigré aux Etats-Unis. C’est à l’admiration de son père pour Voltaire qu’elle doit son prénom.

Voltai, comme on la surnomme bientôt, démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. Ses parents s’étant séparés, elle aboutit chez son père qui la confie en 1880 à un couvent de Sœurs où elle reste trois ans et termine ses études.

Elle en sort avec une grande aversion pour la religion mais aussi avec une éthique à forte composante humaniste et marquée par le souci des pauvres et la fraternité, ainsi qu’un goût pour la musique et la littérature et le tempérament d’une libre-penseure. Elle se joint d’ailleurs aussitôt au mouvement des libres-penseurs, pour lequel elle commence à travailler et à écrire.

Après s’être ensuite rapprochée des mouvements socialistes, elle fait la découverte de l’anarchisme, et cela dans un contexte qui mérite d’être rappelé puisqu’il marquera à jamais sa vie et son oeuvre.

C’est que le 11 novembre 1887 a eu lieu l’exécution de ceux que l’histoire retiendra comme les cinq « martyrs de Chicago  », ces anarchistes faussement accusés d’avoir posé, l’année précédente, au Haymarket Square, une bombe qui a fait sept morts. Le procès de ces hommes (ils étaient huit au total) fut  inique et alimenté par une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques.

Voltai avait 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours,fut de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution: « Qu’on les pende! ».

Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement et se convainc de leur innocence. Elle finira par rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre devient anarchiste.

À compter de cette date, établie à Philadelphie, elle mène une austère vie de militante, écrit et prononce des conférences un peu partout aux Etats-Unis. Sa santé est précaire et le sera toujours, comme sa situation financière.

En 1901 survient l’assassinat du vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) par Leon Frank Czolgosz (1873–1901): cet événement va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis. L’historien du mouvement, Paul Avrich écrira : « À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination[2] ».

Tout cela va marquer la réflexion de Voltairine sur la violence, qui sans les approuver réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919), d’Angiolillo contre Cànovas, de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) en écrivant: « Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément. »

La fureur populaire contre les anarchistes ne s’est pas encore apaisée au printemps 1902 quand, en mars, le Sénateur Joseph R. Hawley offre 1 000$ en échange de la possibilité de « faire feu sur un anarchiste ». Dans une fameuse Lettre au Sénateur Hawley, qui sera publiée dans Free Society, Voltairine s’offre aussitôt comme cible, gratuitement. Elle écrit:

Cher Monsieur,

Je lis dans le journal de ce matin que vous auriez affirmé être disposé à « offrir 1000$ pour tirer un coup de fusil sur un Anarchiste». Je vous demande ou de  prouver que votre proposition est sincère ou de retirer cette affirmation, qui est indigne — je ne dirai pas d’un sénateur, mais d’un être humain.

 Je suis une anarchiste, je le suis depuis 14 ans et la chose est de notoriété publique puisque j’ai beaucoup écrit et prononcé de conférences sur le sujet. Je suis persuadée que le monde serait un bien meilleur endroit s’il n’y avait ni rois, ni empereurs, ni présidents, ni princes, ni juges, ni sénateurs, ni représentants, ni gouverneurs, ni maires, ni policiers. Je pense que ce serait tout à l’avantage de la société si, au lieu de faire des lois, vous faisiez des chapeaux — ou des manteaux, ou des souliers ou quoi que ce soit d’autre qui puisse être utile à quelqu’un. J’ai l’espérance d’une organisation sociale dans laquelle personne ne contrôle autrui et où chacun se contrôle soi-même. […]

 Toutefois, si vous voulez faire feu sur un Anarchiste, cela ne vous coûtera pas 1000$.

Il vous suffira de payer votre déplacement jusque chez moi (mon adresse est indiquée plus bas) pour pouvoir me tirer dessus, sans rien avoir à débourser. Je n’offrirai aucune résistance. Je me tiendrai debout devant vous, à la distance que vous déciderez et, en présence de témoins, vous pourrez tirer.

Votre flair commercial américain ne sent-il pas qu’il s’agit là d’une véritable aubaine?

 Si toutefois le paiement du 1000$ est une condition non négociable de votre proposition, alors, après vous avoir permis de tirer, je voudrais donner ce montant à des œuvres qui militent en faveur de l’avènement d’une société libre et dans laquelle il n’y aurait ni assassins, ni présidents, ni mendiants, ni sénateurs.

 Voltairine de Cleyre

807, Fairmont Avenue

21 mars 1902

***

 Un funeste hasard voudra qu’avant même que l’année ne soit finie, le 19 décembre 1902, à Philadelphie, un élève mentalement dérangé de Voltairine, Herman Helcher, fera feu sur elle. Contre toute attente, elle survit à l’attentat et quitte l’hôpital dès le 2 janvier 1903.

Elle met aussitôt le geste de Helcher sur le compte d’une démence causée par les circonstances de sa vie et, conformément aux convictions qu’elle a maintes fois exprimées, refuse de porter plainte contre lui ou même de l’identifier. En fait, elle multipliera les appels à la justice pour qu’elle fasse preuve de clémence et mettra même sur pied un fonds pour la défense de l’accusé.

Voltairine reprend ses nombreux travaux et activités. En avril 1912, elle est à bout de souffle. Le 17, elle est admise à l’hôpital : son cerveau est atteint par l’infection et on l’opère, par deux fois, sans succès.

Elle meurt le 20 juin 1912, à 45 ans. Plus de deux milles personnes assistent à son enterrement, au cimetière Waldheim, à Chicago. Sa tombe est située tout près de celles des martyrs du Haymarket. En 1940, Emma Goldman sera enterrée près d’elle.

Son engagement en faveur d’une société libre, on le voit, a été intense et constant et la sorte de credo qu’elle rédigea il y a environ un siècle pourrait, aujourd’hui encore, être contresigné par bien des camarades,: « Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »

Pour parvenir à ces idéaux, Voltairine de Cleyre a prôné un militantisme ouvert, s’efforçant d’aller vers les autres, de les entendre et de les convaincre, un militantisme sensible à et respectueux de la diversité des tactiques, des approches, des besoins et des questionnements. Ce faisant et compte tenu du moment historique où elle a vécu, bien des questions qu’elle s’est immanquablement posées restent les nôtres et ce n’est pas le moindre des mérites de cette œuvre que de nous aider à y réfléchir à notre tour.