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George Miller dans: Liliane est au Lycée…

Extrait de Liliane est au Lycée:

«La grande découverte de Miller est la suivante. Nous accédons au monde via une sorte de fenêtre à travers laquelle un nombre limité d’items peut être traité : on estime en fait justement à sept plus ou moins deux le nombre d’items que peut contenir cette fenêtre que l’on appelle notre « mémoire de travail ». Après quoi, nous sommes intellectuellement débordés.
Cette limitation serait bien entendu catastrophique si rien ne permettait de la surmonter – ce qu’au demeurant il est évident nous faisons couramment. Elle est en fait surmontée par un processus qui permet de regrouper des items pour en faire un seul : ce que les sciences cognitives appellent le chunking ou « regroupement », qui est l’intégration de données dans une entité unique de niveau conceptuel plus élevé et ce aux fins de stockage et d’extraction. Or ce qui rend possible cette intégration, ce sont justement des savoirs, ces « simples faits » et données mémorisés et connus et qu’on pourrait être tenté de décrier en les tenant pour de peu d’importance.
Pour le comprendre, considérez la célèbre expérience menée dans les années 60 par A.D. van De Groot, qui était lui-même un joueur d’échecs et s’intéressait justement à l’expertise dans ce domaine. On montre à des joueurs d’échec, durant un bref moment (entre 5 et 10 secondes), un échiquier comprenant 25 pièces du jeu placées selon une configuration possible d’une partie. On leur demande ensuite de reconstituer de mémoire ce qu’ils ont vu.
Il se trouve que les différents taux de succès à cet exercice sont parfaitement corrélés avec le statut du joueur. C’est ainsi que les grands maîtres ne se trompent pour ainsi dire jamais dans leur reconstitution de la partie ; que les joueurs un peu moins bien classés font quelques erreurs ; et ainsi de suite, jusqu’aux novices qui ne placent correctement que quelques pièces.
On pourrait penser que les grands maîtres ont des facultés intellectuelles extraordinaires – et que c’est ce qui fait d’eux de grands maîtres. Mais il n’en est rien. La mémoire de travail des grands maîtres, en particulier, est la même que la nôtre. Ils ont cependant accès à un très riche répertoire de savoirs – et connaissent un très grand nombre de positions possibles des pièces durant une partie – qui leur permet de mémoriser une partie donnée en un bref coup d’œil. Et les novices, quant à eux, ne replacent correctement… eh oui : qu’entre 5 et 9 pièces.
De Groot a ensuite montré à ses sujets des positions aléatoires de pièces, c’est-à-dire ne constituant pas une configuration possible d’une partie : comme on pouvait s’y attendre, les grands maîtres eux-mêmes ne plaçaient alors correctement que quelques pièces. (Combien ? Entre 5 et 9, mais vous l’aviez deviné). Ce type d’expérience a été reproduit un grand nombre de fois et dans de nombreux domaines (médecine, physique, musique etc.) avec, à chaque fois, le même résultat.
Il s’ensuit que, pour penser de manière critique, créative à une question donnée, il faut posséder du savoir pertinent dans ce domaine permettant de regrouper des données et de surmonter les limitations de notre mémoire de travail. Et que lorsque nous discutons avec autrui, ce savoir est inévitablement mis en jeu : faute de le posséder, nous sommes plus ou moins exclus de la conversation démocratique à laquelle nous ne comprenons que peu de choses. Ces conclusions sont un formidable appui à l’idée d’un bagage culturel commun justifié par des raisons intrinsèques, mais aussi politiques.»